Eliogabalo

COMPOSITEUR Francesco CAVALLI
LIBRETTISTE Aurelio Aureli
ENREGISTREMENT ÉDITION DIRECTION ÉDITEUR NOMBRE LANGUE FICHE DÉTAILLÉE
1999 2006 Roberto Solci Ducale Music 2 italien

Livret anonyme, écrit par « une plume savante de Venise », remanié par Aurelio Aureli. Les sources historiques résident dans une biographie d’Héliogabale par Aelius Lampridius, historien romain de la fin du IVe siècle), reprise dans l’Historia Augusta.
Opéra composé en 1667 pour le Teatro San Giovanni et Paolo de Venise. Il devait être représenté durant le carnaval de 1668, mais fut retiré, pour des raisons mal connues (livret trop osé, musique démodée ?), et remplacé par un opéra au titre identique composé par Giovanni Antonio Boretti, alors âgé de vingt-sept ans, sur un nouveau texte d’Aurelio Aureli.
Le manuscrit est conservé à la Biblioteca Marciana de Venise dans la Collection Contarini.
Personnages : Eliogabalo, empereur de Rome ; Alessandro Cesare, cousin d’Eliogabalo et son successeur désigné, fiancé de Flavia Gemmira ; Flavia Gemmira, noble romaine, soeur de Giuliano Gordio, fiancée d’Alessandro ; Giuliano Gordio, frère de Flavia Gemmira, commandant de la garde impériale ; Anicia Eritea, noble romaine, maîtresse de Giuliano ; Atilia Macrina, aristocrate romaine, éprise d’Alessandro ; Zotico, confident et amant d’Eliogabalo ; Lenia, nourrice d’Eliogabalo ; Nerbulone, serviteur d’Eliogabalo ; Tiferne, premier gladiateur du Grand cirque, esclave de Zotico ; deux consuls

Synopsis

Acte I
(1) Alessandro, cousin de l’empereur Eliogabalo et proclamé César, a maté la rébellion de la garde prétorienne. Les soldats demandent pardon à l’empereur Elïogabalo. Mais celui-ci ne se préoccupe pas tant de politique que de la belle Eritea qu’il vient de violer. Au grand désespoir de Giuliano, son amant, Eritea exige d’Eliogabalo une promesse de mariage. (2) Resté seul avec deux confidents, Zotico et Lenia, Eliogabalo se présente comme un séducteur forcené : il veut posséder mille femmes, mais ne devoir fidélité à aucune. Il charge Lenia de lui trouver de nouveaux plaisirs.
(3) Nerbulone en a assez d’être un « cocher pour les femmes ». Lenia lui déclare à nouveau sa flamme et lui promet toutes ses richesses en échange de l’amour. (4) Nerbulone loue les femmes d’un certain âge qui sont prodigues de leur amour et généreuses avec leur argent.
(5) Près du temple, Flavia Gemmira évoque la jalousie qu’engendre l’amour. (6) Alessandro, qui l’a observée à la dérobée, chante la joie de la retrouver. Flavia craint qu’Eliogabalo ne veuille se débarrasser de lui parce qu’il est soutenu par le peuple et le sénat. Alessandro parvient à calmer Flavia en évoquant leur mariage. (7) Il annonce à Eliogabalo son mariage avec Flavia. Lorsqu’il entend ce nom, Eliogabalo se renseigne sur elle auprès de Lenia et Zotico; il décide de la conquérir. Il fait croire à Alessandro qu’il consent à son mariage. (8) Avec la collaboration de Lenia et Zotico, il concocte un plan visant à conquérir Flavia. Cela n’est pas sans risque car Alessandro est le successeur au trône, et Flavia la soeur de Giuliano, commandant de la garde prétorienne. Eliogabalo décide de se débarrasser de son cousin et conçoit l’idée d’un sénat composé de femmes. Cette assemblée réunira les plus belles femmes et Eliogabalo y invitera également Flavia. Alessandro est prié d’accompagner la jeune Atilia à ce sénat.
(9) Après ce qu’il a entendu, Giuliano met en doute l’amour d’Eritea. Il en perd quasiment la tête en présence de Nerbulone, qui célèbre la puissance des femmes, ces  » magiciennes de l’amour « .
(10) Atilia avoue sa flamme à Alessandro, qui l’éconduit avec gentillesse et fermeté : il restera fidèle à Flavia. Ils se rendent ensemble au sénat. (11) Entre temPs voici qu’arrive aussi Gemmira, en compagnie de Lenia : lorsqu’elle voit Alessandro se rendre au sénat avec Atilia, une folle jalousie la submerge. Lenia en tire habilement parti et informe Flavia des sentiments que nourrit pour elle Eliogabalo. Elle conseille à Flavia d’éveiller la jalousie d’Alessandro en se comportant avec froideur. (12) Lenia parvient ainsi à les monter tous deuxl’un contre l’autre. (13) Alessandro se retrouve seul, bouleversé par l’inconstance des belles femmes.
(14) Déguisé en femme, Eliogabalo préside son tout nouveau sénat. (15) Il chante l’éloge des femmes. Un jeu décidera de l’attribution des fonctions et nominations honorifiques : les yeux bandés, les femmes doivent deviner qui les embrasse. Eliogabalo profite du jeu pour étreindre Flavia. (16) C’est à ce moment qu’Eritea fait irruption et exige d’Eliogabalo qu’il respecte la promesse faite de l’épouser. (17) Nerbulone raille le sénat des femmes, mais Lenia lui rappelle l’avantage qu’ils pourront en tirer tous deux.

Acte II
(1) Atilïa réitère ses avances à Alessandro, mais celui-ci ne veut répondre à cette passion. (2) Elle se rend compte qu’elle devra espérer en silence. (3) Giuliano fait part de sa douleur à Eritea. Celle-ci révèle qu’Eliogabalo l’a violée et que son coeur appartient toujours à Gïuliano. Giuliano constate qu’il restera un  » signor senza possesso »…
(4) Après l’échec du sénat des femmes Eliogabalo doit trouver un autre moyen d’attirer Flavia dans son lit. Lenia propose d’organiser un banquet au cours duquel un soporifique sera versé à Flavia. Eliogabalo veut profiter de l’occasion pour empoisonner Alessandro. (5) Eliogabalo invite Flavia au banquet. Lorsqu’avec modestie elle décline l’invitation, il lui promet le trône impérial. A bout d’arguments galants, l’empereur impatienté décide que le soporifique sera le seul moyen d’en venir à bout. (6) Seule, Flavia en appelle encore à Alessandro, et déplore la peine d’amour. (7) Arrive Alessandro qui reproche à Flavia sa complaisance envers l’empereur. Flavia, quant à elle, lui reproche de vouloir courtiser Atilia. Nerbulone, présent, commente l’altercation avec amusement.
(8) Pour suivre l’affaire de près, Alessandro veut se rendre au banquet incognito. Il compte sur la collaboration de Nerbulone, qui se réjouit à la perspective d’un repas opulent et de vins délicats.
(9) Giuliano et Eritea chantent leur amour réciproque. (10) Eliogabalo surprend ce duo d’amour et y voit une occasion de se débarrasser d’une femme gênante : il chasse « l’infidèle » de son palais, et propose un marché à Giuliano: lui-même renoncera à ses droits sur Eritea si Giuliano lui offre sa soeur, Flavia. (11) Giuliano est déchiré: s’il choisit de prendre Eritea pour lui, il rompt sa promesse à Flavia et Alessandro. Il se résout à mourir plutôt que de manquer à sa foi.
(12) Le banquet va commencer dans le jardin. Zotico raille le comportement amoureux des hommes. Lenia supervise les préparatifs tout en émettant des réserves sur le meurtre projeté d’Alessandro. Zotico estime que les crimes commis à la demande du souverain sont légitimes. (13) Pendant le banquet, Eliogabalo cherche à courtiser Flavia, mais l’absence d’Alessandro l’inquiète. Nerbulone, qui boit le vin prévu pour Flavia, s’endort. Soudain des hiboux foncent sur le banquet – c’est un mauvais présage. Zotico persuade Eliogabalo de reporter le banquet au lendemain.

Acte III
(1) Flavia et Eritea maudissent Eliogabalo et chassent Lenia, dont elles ont deviné le manège. (2) Flavia et Eritea exigent de Giuliano qu’il tue Eliogabalo afin de venger leur honneur. Giuliano finit par se résoudre.
(3) Alessandro reproche à Nerbulone l’échec de leur plan. Nerbulone affirme que cet échec est dû au vin ; il rapporte les circonstances pour lesquelles le banquet a été reporté au lendemain. Lorsqu’Alessandro apprend que Flavia sera de nouveau de la partie, sa méfiance se réveille ; Nerbulone évoque l’inconstance et les exagérations de toute âme éprise.
(4) Sûr de lui, Eliogabalo estime qu’il aura tôt fait de conquérir Flavia, mais Lenia lui rapporte le changement d’attitude de celle-ci. À l’extérieur du palais, les prétoriens mécontents réclament la mort d’Eliogabalo. Sur les conseils de Lenia et Zotico, l’empereur inonde les soldats d’or et de pierres précieuses. L’opinion se renverse mais Eliogabalo comprend qu’il est temps d’agir : Alessandro doit mourir. Zotïco propose d’organiser un combat de gladiateurs au cours duquel Alessandro sera tué.
(5) Tandis qu’Eliogabalo célèbre la volupté de l’amour, Giuhano se tient caché, prêt à l’assassiner. (6) Alessandro arrive juste à temps pour empêcher ce meurtre. Eliogabalo lui enjoint d’assister au combat des gladiateurs et de le laisser seul avec Giuliano. Alessandro se cache pour écouter leur entretien. Giuliano offre à Eliogabalo la main de Flavia, mais il se jure de tuer l’empereur avant que les choses en arrivent là. (7) Pour mener à bien le plan de Giuliano, Flavia doit feindre de consentir à épouser Eliogabalo. Celui-ci déclare à nouveau sa passion, mais Flavia a relevé la présence d’Alessandro et se rétracte. Eliogabalo part, courroucé par l’humiliation que lui a infligée Flavia. (8) Alessandro, qui ignore le plan, est désemparé : pour lui, Flavia est perdue. (9) Apparaît Atïlia qui promet à Alessandro son amour en échange du sien. Alessandro déclare qu’il ne trahira pas sa foi. Mais si jamais il était contraint d’en épouser une autre que Flavia, il consentirait à prendre Atilia pour femme. (10) Flavia n’a entendu que ces dernières paroles et, furieuse, elle insulte le « traître ». Les amants se déchirent à nouveau. Mais voici venir Giuliano qui révèle à Alessandro le projet d’assassiner l’empereur. Alessandro s’oppose à tout projet de ce genre, même s’il lui en coûte de céder Flavia à Eliogabalo.
(11) Zotico taquine Lenia qui déplore la tristesse de la vieillesse. Puis ils examinent le plan du combat de gladiateurs qui doit donner à Eliogabalo l’occasion de se retrouver seul avec Flavia dans ses appartements. Lenia et Zotico exhortent les jeunes filles à ne pas sous-estimer l’Amour.
(12) Le premier combat de gladiateurs commence au Cirque Maximus. Giuliano s’impatiente car l’empereur ne se montre pas. Tïferne, le meilleur des lutteurs, s’approche d’Alessandro qui doit lui révéler le nom de la bête sauvage qu’il va devoir affronter, et tente en vain de le tuer. Immobilisé, Tiferne est obligé de révéler qu’il agit sur ordre de Zotico. Le peuple de Rome exige la mort de l’empereur. (13) Flavia annonce l’assassinat de l’empereur qui a tenté de la violer. Alessandro prétend punir les coupables de ce régicide, (14) quand Eritea, Gemmira et Giuliano louent ce meurtre qui a vengé l’honneur des deux femmes. (15) Atilia rapporte que Zotico et Lenia ont été assassinés par le peuple en colère. Au nom du peuple, deux consuls offrent la couronne impériale à Alessandro. Celui-ci projette de pouvoir enfin épouser Flavia, tandis qu’Eritea rêve d’une vie avec Giuliano. Atilia dit renoncer à Alessandro et part en quête d’un autre mari.

(livret La Monnaie)

« Après la mort de Monteverdi, l’opéra vénitien a été dominé pendant plus d’un quart de siècle par Francesco Cavalli. De la bonne trentaine d’opéras qu’il écrivit, Eliogabalo est le dernier à nous être parvenu. Cavalli a composé cette oeuvre pour la saison 1668 du carnaval vénitien, mais elle n’a jamais été interprétée, vraisemblablement en raison d’une censure politique ou religieuse. Au centre de l’action figurent la fin violente de l’empereur romain Héliogabale (218-221), qui mena une vie de débauche, et la prise de pouvoir par Alexandre Sévère (221-233). En dépit de l’hégémonie croissante des chanteurs virtuoses, Cavalli est resté fidèle à l’esprit des derniers opéras de Monteverdi, accordant une très grande attention à l’aspect théâtral. » (Présentation – La Monnaie – 2003)

Livret en français disponible sur livretsbaroques (cette traduction a été établie d’après le livret de l’enregistrement dirigé par Roberto Solci, Crema, 1999).

 

Partition : édition critique Mauro Calcagno – 2004 – sortie prévue en 2011 chez Bärenreiter
Bruxelles – Théâtre de la Monnaie – Salle des Choeurs – 1er mai 2004 – Colloque Eliogabalo – avec Ellen Rosand, Mauro Calcagno, Jette Barnhold Hansen, Jean-François Lattarico, Dinko Fabris, René Jacobs, Vincent Boussard
Crescendo – avril/mai 2004 – Cavalli ou le Théâtre de la subversion – Eliogabalo à La Monnaie


Représentations :

Grand Théâtre de Calais – 23 avril 2016 – Ensemble Hemiolia – dir. Claire Lamquet – mise en scène Collectif Lyric & Co – avec Alice Habellion, Ekaterina Levental, Marie Cubaynes, Nicolas Zielinski, Christophe Crapez, Yves Vandenbussche, Stéphanie Gouilly-Arcadias, Xavier de Lignerolles, Cyril Costanzo

 

New York – The Box – 15, 19, 21, 23, 26, 29 mars 2013 – US Professional Stage Premiere – Gotham Chamber Opera – dir. Grant Herreid – mise en scène James Marvel – chorégraphie Austin McCormick – avec Christopher Ainslie (Eliogabalo), Micaëla Oeste (Flavia Gemmira), Susannah Biller (Eritea), Maeve Höglund (Atilia), Emily Righter (Alessandro), Daryl Freedman (Zotico), Randall Scotting (Giuliano), John Easterlin (Lenia), Brandon Cedel (Nerbulone) – nouvelle production



Dortmund – Opernhaus – 9, 15, 21 octobre, 4 novembre 2011 – dir. Fausto Nardi – mise en scène Katharina Thoma – décors Stefan Hageneier – costumes Irina Bartels – dramaturgie Georg Holzer – avec Christoph Strehl (Eliogabalo), John Zuckerman (Alessandro), Eleonore Marguerre (Flavia Gemmira), Ileana Mateescu (Giuliano), Tamara Weimerich (Eritea), Anke Briegel (Atilia), Elzbieta Ardam (Lenia), Hannes Brock (Zotico), Christian Sist (Nerbulone)





Northington – Grange Park Opera – 4, 6, 14, 21, 26 juin, 2, 5 juillet 2009 – dir. Christian Curnyn – mise en scène David Fielding – décors, costumes David Fielding – lumières Wolfgang Goebbel – avec Renata Pokupic (Eliogabalo), Claire Booth (Eritea), Sinéad Campbell (Flavia), Yvette Bonner (Atilia), Anna Stephany (Allesandro), James Laing (Giuliano), Tom Walker (Lenia), Ashley Catling (Zotico), João Fernandes (Nerbulone)




Aspen – Wheeler Opera House – Colorado – Festival d’Aspen – 14, 16, 18 août 2007 – dir. Jane Glover – mise en scène Edward Berkeley – avec Cecilia Hall (Eliogabalo), Alex Mansoori (Lenia), Christin Wismann (Alessandro), Hannah Celeste Nelson (Eritea), Ariana Wyatt (Flavia), Carin Gifrey (Atilia), Ellen Putney Moore (Giuliano), Sarah Larsen (Zotico),


Bruxelles – Théâtre de la Monnaie – 27, 29, 30 avril, 2, 4, 6, 7, 9, 11, 12 mai 2004 – Vienne – 24, 26, 28, 30 mai, 1er juin 2004 – Innsbruck – Tiroler Landestheater – 13, 14, 16 août 2004 – Choristen des Königlichen Konservatoriums Brüssel – chef de choeur Philippe Gérard – Concerto Vocale – dir. René Jacobs – mise en scène Vincent Boussard – décors Vincent Lemaire – costumes Christian Lacroix – lumières Alain Poisson – avec Silvia Tro Santafé (Eliogabalo), Sophie Karthäuser / Nuria Rial (Eritea), Lawrence Zazzo / Christophe Dumaux (Giuliano), Jeffrey Thomson (Zotico), Sergio Foresti (Nerbulone), Annette Dasch (Flavia Gemmira), Céline Scheen (Atilia), Giorgia Milanesi (Alessandro), Joao Fernandez (Tiferne), Mario Zeffiri (Lenia) – nouvelle coproduction avec Wiener Festwochen – le 29 avril : Núria Rial, Sophie Karthäuser (Eritea) – édition Mauro Calcagno


enregistrement audio – La Maison de la Lirique
enregistrement audio (Bruxelles, le 27 avril 2004) – CD House of Opera
Crescendo – été 2004 – Eliogabalo ou l’empire des sens – 29 avril 2004

« René Jacobs annonçait un cru supérieur, sorte d’hommage à Monteverdi doublé d’une brillante variation sur le thème de Don Juan : Eliogabalo est tout cela et beaucoup plus. Cavalli refuse la mode du belcanto et forge un récitatif souple et animé, traversé d’envolées lyriques plus (ariosi) ou moins (arie strophiques) brèves et d’une dizaine de ces sublimes et intenses lamenti dont il a le secret. Certes, pour démêler une intrigue noueuse et apprécier la richesse allusive du texte, effleurée dans des surtitres souvent elliptiques, le public aura tout intérêt à décoder le livret avant la représentation. Mais c’est là une réserve minime, tant la magie du spectacle, entre baroque et glam rock, et les lignes voluptueuses de Cavalli nous emportent loin, très loin des contingences de ce monde. Seuls des artistes doués pour la déclamation et le jeu de scène peuvent redonner vie à ce prodigieux théâtre musical. René Jacobs a réuni une vraie troupe mêlant valeurs sûres (Lawrence Zazzo, Annette Dasch…) et promesses d’avenir (Céline Scheen, Jeffrey Thompson…), stimulés par une direction d’acteurs alerte et très physique. “J’ai rêvé d’en jouir et j’en jouirai, car avec moi, le rêve ne s’est jamais risqué de mentir”: poursuite effrénée du plaisir et folie des grandeurs, tout Eliogabalo tient dans cette réplique. Mais l’adolescent rêve aussi d’avoir un corps de femme et si le mezzo, hier appuyé, de Silvia Tro Santafé révèle aujourd’hui des nuances insoupçonnées, son timbre comme son physique n’ont, hélas, rien d’androgyne. On se rappelle, a contrario, le Nerone de Malena Emman (Agrippina), affolante d’ambiguïté au point d’être prise pour un contre-ténor. L’improbable effeminato est ici éclipsé par Lenia, son entremetteuse (Mario Zeffiri, impayable en travesti almodovarien), et Zotico, gitan punk à l’allure inquiétante (Jeffrey Thompson, en roue libre). Si ses intentions ne sont pas toujours lisibles, la mise en scène manie habilement les références comme autant de miroirs et d’échos à peine troublés, du Bacchus joufflu du Caravage aux nageurs de Leni Riefenstahl (les dieux du stade, projeté sur un astrolabe géant). Le visuel est époustouflant de beauté : aux splendeurs chromatiques des décors de Vincent Lemaire répond la palette hardie de Christian Lacroix, dont les créations évoquent l’univers sensuel et fantasque de cet éphèbe adorateur du Soleil propulsé empereur de Rorne, mais avant tout “empereur de l’extravagance”. »

Le Monde de la Musique – juillet/août 2004 – Les sortilèges de Cavalli

« Après avoir dirigé et enregistré La Calisto, Giasone et Xerse, René Jacobs poursuit son exploration du fabuleux univers théâtral de Francesco Cavalli (1602-1679), portant à la scène l’ultime partition conservée du maître vénitien (celles de Coriolano, datant de 1669, et Massenzio, de 1673, ont disparu). Composé sur un livret anonyme, complété par Aurelio Aureli, Eliogabalo (1668) relate les derniers jours d’un empereur décadent, parvenu au pouvoir à quatorze ans en 218, tué par la garde prétorienne à dix-sept. Plus que la boulimie sexuelle du tyran, son assassinat (sa débauche n’entame en rien son autorité naturelle) et une présentation peu glorieuse de la vie politique (la nomination axbitraire d’un Sénat de femmes) ont sans doute alerté la censure, qui fit interdire les représentations. Fidèle à l’esprit de l’opéra vénitien, Eliogabalo réunit une galerie de portraits où se croisent les victimes de l’empereur, son amant, son cousin qui lui ravira le trône et une nourrice aux talents d’entremetteuse. Récitatifs, airs accompagnés par l’orchestre et ritournelles instrumentales participentàla vie musicale d’une riche partition de trois heures où alternent épisodes comiques (vifs) et passages tourmentés (lamentos sur basse chromatique descendante).
La dimension des salles d’opéra modernes a incité René Jacobs à fournir les rangs du Conœrto Vocale en violons, violes, flûtes, cornets et autres trombones. Le soin apporté à la métrique mobile des récitatifs comme à l’accompagnement orchestral des airs participe à la réussite musicale de ce spectacle. Pour animer cette pittoresque ménagerie humaine, il aurait fallu davantage d’imagination et de culot que la mise en scène de Vincent Boussard qui pense bousculer les époques en évoquant le souvenir de Pompéi, chaussant Eliogabalo de semelles compensées et projetant un extrait du film de Leni Riefenstahl sur les Jeux olympiques de Berlin en 1936 pour illustrer les jeux du cirque. Pour distribuer les douze personnages de cette partition sur laquelle régnaient alors les castrats, René Jacobs a mêlé voix féminines et masculines. Silvia Tro Santafé incarne avec panache le rôle-titre, tandis qu’Annette Dasch, Nuria Rial et Céline Scheen donnent une vraie dimension dramatique à ses victimes. »

Diapason – juillet/août 2004 – L’ogre qui aimait les femmes

« Un Néron sans problème avec sa maman, un Don Giovanni tout juste pubère, un Bertrand Morane (L’homme qui aimait les femmes) rendu cruel par le pouvoir : Héliogabale (204-222) est un peu tout cela, l’ogre et l’enfant à la fois. Son premier biographe, Lampridius (fin du IVe siècle), le prend pour exemple de la décadence romaine et décrit un tyran pire que Caligula, Commode et Domitien réunis, empereur à quatorze ans, stoppé quatre ans plus tard dans son délire : la foule le massacre dans les latrines de son palais après avoir empalé puis dépecé ses proches « afin que leur mort fût en conformité avec leur vie ». Nos historiens suggèrent une réalité plus complexe, loin du texte fulgurant d’Antonin Artaud (Héliogabale, ou l’Anarchiste couronné), plus près de l’adolescent capricieux présenté par le vieux Cavalli (1668), et, aujourd’hui, par la mise en scène de Vincent Boussard. Certains ont pu reprocher au spectacle de La Monnaie son perfectionnisme, qui verse prudemment dans le stupre et le sang. Mais le livret préfère au carnage « historique » un épisode de fantaisie (au beau milieu d’un combat de Gladiateurs au cirque Maximus, la vertueuse Flavia annonce qu’on vient de poignarder l’empereur), et la grande réussite de Boussard est, précisément, d’incarner l’extravagance du « héros » sans devoir forcer le trait, de jouer le mélange des genres cher à l’opéra vénitien sans les heurter (rien à voir avec l’Argia de Cesti par Martinoty), de trouver la richesse du livret non dans l’intrigue (des Feux de l’amour un peu trash, dont le rideau s’ouvre sur un viol interrompu) mais chez les caractères. Il compose alors une galerie virtuose de portraits féminins habillés en Lacroix pour attiser le vorace Eliogabalo (Silvia Tro Santafé, qui trouve enfin à un rôle à sa (dé)mesure), sans faire valoir ni caricature, même quand il s’agit d’Atilia, l’oie blanche de service (Céline Scheen, timbre délicieux, cou de cygne et jambes à faire passer Magdalena Kozena pour une petite grosse), ou de l’indispensable ténor-nourrice – boudiné(e) dans un fourreau à paillettes rouges, sous une perruque fellinienne, Mario Zeffiri compose un personnage splendide. »

Opéra International – juin 2004

« Composé pour la saison du carnaval de Venise 1667-68, I’Eliogabalo cavallien n’avait jamais vu le jour : son livret, complété de la main du poète Aurelio Aureli à partir d’un texte anonymement rédigé «par le talent d’une personne déjà décédée, orné des bijoux multicolores d’une plume savante de Venise», restera celui d’une pièce «interdite». Jusqu’à trois représentations en 2000, à Crema, ville natale du musicien. Mais c’est à l’aune de cette recréation bruxelloise qu’on jugera du dernier opéra légué par Cavalli, tant la pratique et l’imagination de René Jacobs savent ranimer ces partitions muettes depuis des siècles. L’émotion ressentie à la Monnaie est d’abord celle d’entendre une oeuvre importante enfin parcourue d’un souffle vital. De percevoir, dès la première audition, comment un compositeur reste fidèle à lui-même et à son idée du Seicento musical à une époque où le bel canto codifié et prodigieusement vocal gagne les faveurs du public vénitien. De soupçonner, sans forcément trop simplifier, que cet Eliogabalo pourrait être, dans sa réaction même au goût du jour, un raccourci saisissant entre L’incoronazione di Poppea et Don Giovanni. Par sa facture (récitatifs contrastés, mezz’arie, arie, lamenti et ritournelles) et une manière de fusion, bien sûr théorique, entre les annales romaines (ici l’Historia Augusta, ancêtre des biographies non autorisées des têtes couronnées) et le Burlador de Sevilla matriciel de Tirso de Molina…
L’intrigue et l’écriture en Sont bien trop complexes, et parfois même apprêtées dans leurs insistantes péripéties, pour qu’on puisse ici résumer l’une et décrire l’autre. Contentons-nous de souligner, au-delà d’une exemplaire recréation instrumentale et d’une basse continue éloquente, le flair avec lequel le chef élabore sa nomenclature vocale (et, partant, une vraie dramaturgie), à défaut de toujours trouver les chanteurs correspondant aux registres que cette recréation appelle. Empereur scélérat et érotomane, Eliogabalo n’aurait qu’un mot à dire pour mettre de l’hiver dans l’été : les femmes qu’il exige quotidiennement résistent pourtant à cet adolescent tout-puissant, confusément sexué et incarné à merveille par un alto féminin (confusion supplémentaire : lors d’une spectaculaire tentative de séduction, l’empereur effeminato, adonné à Vénus plutôt qu’à Mars, décrète un sénat de femmes qui l’oblige à se travestir lui-même…). La percutante Silvia Tro Santafé est cet Eliogabalo suggestif et goûteux, qui se délite pourtant peu à peu jusqu’à être escamoté au dénouement par un assassinat en coulisses — à mi-chemin d’un nerveux Nerone monteverdien et d’un voluptueux monarque de bel canto. Autre incarnation majeure de cette renaissance, le Giuliano du contre-ténor Lawrence Zazzo, idéal hybride d’Ottone et de Don Ottavio. On sera plus réservé sur le choix des trois victimes de la libido impériale: la plus légère, Attilia, c’est une jeune Céline Scheen, soprano encore vert ; celle qu’Eliogabalo a abusée, Eritea, c’est l’Espagnole Nuria Rial, timbre corsé mais émission éthérée ; celle, enfin, à qui Cavalli réserve le grand lamento patricien, Flavia Gemmira, objet de toutes les convoitises, c’est l’Allemande Annette Dasch, réelle présence, mais intonation incertaine au premier acte, et manque de plénitude dans l’arioso qui prend le ciel à témoin —un vrai rôle de tragédienne, en fait, ce que n’est pas cette douce soprano baroque. Malgré l’adéquation des trois personnages comiques, l’entremetteuse Lenia (le ténor Maria Zeffiri),le cocher Nerbulone (la basse Sergio Foresti) et Zotico, le comparse subversif (le ténor Jeffrey Thompson), on regrette aussi d’entendre le rôle progressivement central du futur empereur Alessandro, vertueux celui-là et à qui Cavalli donne le plus beau lamento, sacrifié par une voix trop haute et même contrainte dans une tessiture qui ne montre rien de son timbre ou de sa projection (celle du soprano Giorgia Milanesi). L’excellent programme de salle (un modèle du genre, vraiment) contient un arbre généalogique assez joyeux et érudit qui affilie le metteur en scène Vincent Boussard et son costumier Christian Lacroix à rien moins que Caravage, Leni Riefenstahl et Fellini : synthèse malhabile de trois Rome — l’antique, celle du XVIIe, celle d’un XXe rêvé —la production ne convainc que par sa direction d’acteurs, certainement pas par une dramaturgie et une esthétique qui n’ont pas su rendre théâtrales les références annoncées (auxquelles on ajoute aussi le cycle Cremaster de Matthew Barney pour le travestissement). Un trop-plein d’intentions pour assez peu de représentation… »

Classica – juin 2004 – René Jacobs retrouve Cavalli – Des arias superbes servis par une distribution brillante

« Le parallèle n’est pas innocent : René Jacobs rappelle que le Dom Juan de Molière fut créé trois ans avant que Francesco Cavalli et un librettiste inconnu n’écrivent cet Eliogabalo, annoncé au San Giovanni et Paolo de Venise pour le carnaval de 1668. De fait, ce « Femmes au bord de la crise de nerfs » version XVIIe siècle préfigure curieusement les rapports humains du Don Giovanni mozartien, avec ses trois héroïnes (Eritea la délaissée, Flavia la courtisée qui se re-fuse et Atilia la partagée), son amoureux transi Giuliano, son valet Nerbulone, et séducteur impénitent, l’empereur lui-même. On y verrait cependant à tort une simple parodie des moeurs sexuelles de la Rome impériale dégénérée, quand la détresse morale apparaît comme le ressort fondamental de cette cour en décomposition sous la férule d’un empereur adolescent androgyne et irresponsable – admirablement campé ici dans toute son ambiguïté par une Sylvia Tro Santafé ébouriffante.
Etrangement, la création n’eut pas lieu. Cavalli, qui régnait depuis trente ans sur la Venise lyrique, reprit des fragments de sa partition dans sa musique liturgique pour San Marco, laissant dormir ce qui s’avererait finalement son avant-dernier opéra dans son legs à la postérité, jusqu’à ce que René Jacobs aille l’en déterrer pour cette recréation bruxelloise (qu’on retrouvera à Zurich et au TCE). Conçu dans la droite ligne du Couronnement de Poppée monteverdien, auquel il fait d’ailleurs directement allusion musicalement dans un magnifique quatuor amoureux, Eliogabalo reste typique de l’opéra vénitien d’alors, reprenant l’alternance du drame historico-politico-amoureux (dont l’incroyable Sénat des femmes inventé par l’empereur) et de la farce – avec le cocher, l’amant, et la nourrice du monarque (formidable travesti de Mario Zeffiri), mais semble avoir été démodé avant de naître : on raffolait déjà, alors, de la virtuosité pour elle-même, délaissant le recitar cantando. S’il apparaît un peu long pour nos oreilles, il n’en contient pas moins quelques arias superbes, et des lamentos, onze en tout, plus magnifiques les uns que les autres. Vincent Boussard hésite un peu trop entre élégance théâtrale et transposition maladroite (des projections de plongeons en guise de combats de gladiateurs), mais réussit à animer de vrais personnages, aidé en cela par l’imaginaire des costumes irrésistibles signés Christian Lacroix. La réalisation orchestrale de Jacobs et de son Concerto vocale, parfaite, soutient sans faillir un instant une distribution vocale jeune et de très haut niveau, où brillent, entre autres, les voix de Lawrence Zazzo, Giorgia Milanesi,Annette Dasch et Nura Rial. »

Le Guide.be – 28 avril 2004 – Le dieu soleil fait son carnaval – Résurrection d’un opéra envoûtant. René Jacobs y fait briller voix et instruments. Vincent Boussard « éclate » Rome entre l’antique et le contemporain

« L’événement était attendu comme l’un des plus excitants de la saison : la réalisation musicale et scénique de l’« Eliogabalo » de Francesco Cavalli tient toutes ses promesses sur la scène de la Monnaie. Le travail mené par René Jacobs sur la partition nous permet de retrouver cette œuvre « inédite » de Cavalli sous un visage on ne peut plus séduisant. Les récitatifs sont soutenus par un continuo superbement varié dans ses timbres, et les couleurs chatoyantes de l’orchestre (extraordinaire Concerto Vocale !) éclairent les courbes si sensuelles de l’écriture vocale de Cavalli par des touches lumineuses sans cesse changeantes. Le jeu des lumières est tout aussi présent dans la mise en scène de Vincent Boussard, soulignant un travail dramatique qui s’insinue dans les multiples couches d’une œuvre aux significations complexes.
« Eliogabalo » devait être créé pour le carnaval de Venise en 1668, et cette dimension carnavalesque autorise Vincent Boussard et son équipe à éclater le cadre temporel de l’action en mêlant joyeusement les références à l’époque antique (subtiles allusions aux fresques de Pompéi), à la Renaissance et au baroque (les teintes caravagesques du magnifique décor, en sa simplicité, de Vincent Lemaire, ou l’immense sphère armillaire — astrolabe gigantesque — qui occupe presque tout l’espace au troisième acte), ainsi qu’à notre époque : on citera pour le clin d’œil l’apparition d’Eliogabalo juché sur des semelles compensées, allusion directe au « Moonwalker » de Michael Jackson, mais aussi les images du film de Leni Riefenstahl aux Jeux olympiques de Berlin en 1936, censées évoquer ici les jeux du cirque à la fin de l’œuvre… Ellipse aussi étonnante que chargée de sens ! Et les costumes superbes créés par Christian Lacroix ajoutent leur magie au spectacle, dépeignant en leur subtil alliage de matières, formes et couleurs un baroque qui serait d’aujourd’hui.
Le miracle, c’est que cette polysémie ne semble jamais gratuite : elle « colle » remarquablement au livret (un théâtre où cohabitent le tragique et le burlesque) et illustre en fin de compte une donnée essentielle de la personnalité démente d’un empereur qui se compare à Jupiter et clame que « si Eliogabalo le veut, on changera de saison » ! Peut-on s’attendre à moins de la part d’un roi qui avait été prêtre du dieu soleil en Syrie ?
Une autre force de cette production réside dans la très belle cohérence qui soude la distribution soliste. Une œuvre telle que celle-ci demande des chanteurs capables de jouer à fond le théâtre des récitatifs, puis de passer sans transition à l’incomparable plastique des airs, dans cette unité d’interprétation qui est l’une des clés essentielles de l’interprétation de l’opéra baroque. Et c’est assurément l’une des qualités essentielles de cette distribution que d’y parvenir avec une telle aisance, sous la direction de René Jacobs. La mezzo-soprano espagnole Silvia Tro Santafé a un timbre parfait pour le rôle titre, souple et corsé, aussi à l’aise dans l’éclat violent que dans la parade amoureuse. L’autre rôle de castrat confié ici à une voix féminine, celui d’Alessandro, nous permet d’apprécier l’interprétation irréprochable de la soprano Giorgia Milanesi, incarnant parfaitement cet homme amoureux et moralement intransigeant qui sera sacré empereur à la fin de l’œuvre. Le troisième rôle de castrat (Giuliano) est le seul à être distribué à un contre-ténor : on y retrouve Lawrence Zazzo et son talent tout à fait abouti, qu’on a déjà eu l’occasion d’apprécier plusieurs fois à la Monnaie.
Annette Dasch a bien connu çà et là quelques petites approximations de justesse, mais le velours de son timbre fait merveille dans le rôle de Gemmira, auquel elle apporte aussi la force d’un engagement dramatique irrésistible. La soprano Nuria Rial donne de son côté à Eritea tout le frémissement émotionnel, à la fois sensible et déterminé, d’une voix parmi les plus séduisantes qui existent aujourd’hui. Quant à la Belge Céline Scheen, un rien caricaturale sans doute dans son incarnation de la jeune fille amoureuse fragile, elle ravit par la lumineuse souplesse de sa voix enchanteresse. Applaudissons Mario Zeffiri, truculent dans le rôle travesti de Lenia, Jeffrey Thompson (premier du Concours de chant baroque de Chimay en 2001), superbe et inquiétant Zotico, Sergio Foresti… et les jeunes chanteurs choisis parmi les étudiants du Conservatoire de Bruxelles, préparés par Philippe Gérard pour les interventions chorales de la partition. »

Le Guide.be – 28 avril 2004 – Eliogabalo, l’opéra interdit

« Fort des triomphes de « La Calisto », d’« Orfeo » et d’« Agrippina », René Jacobs est de retour à la Monnaie. Dans ses cartons, « Eliogabalo », l’histoire d’un empereur romain maudit qui fascine les créateurs, à commencer par Antonin Artaud. Autour de lui, une équipe de créateurs impliqués : le metteur en scène Vincent Boussard, le scénographe Vincent Lemaire et le styliste Christian Lacroix.
Venise 1668 attend son opéra de carnaval. Un spectacle festif qui peut se permettre d’être licencieux mais doit honorer les Habsbourg qui aiment se présenter comme les continuateurs de l’Empire romain et sont devenus les protecteurs de la cité des Doges contre les Ottomans. Cela tombe bien : «Eliogabalo» nous conte l’histoire d’un empereur romain. Passablement perverti, il est vrai : obsédé sexuel, il ne recule devant rien pour satisfaire ses désirs et ses envies les plus folles (trouver de la neige à la mer et des poissons à la montagne !). Un gamin, éduqué comme prêtre d’Héliogabale, dont il prend le nom, et élevé à la charge suprême à 14 ans. Il sera assassiné par sa garde prétorienne trois ans plus tard, au profit de son cousin Alexandre Sévère, fiancé de Gemmira, une des femmes convoitées par Eliogabalo.
Mais venons-en à ce livret, un véritable vaudeville en péplum où l’empereur et ses entremetteurs(se)s accumulent complots, menaces et tentatives d’assassinat afin d’amener dans le lit de l’empereur les trois femmes convoitées. Et d’inventer les stratagèmes les plus extravagants comme ce Sénat des femmes installé sur scène pour le finale du ler acte. Et question de ne pas faire chuter la cadence, le 2e se termine par un banquet orgiaque et le 3e par un combat de gladiateurs ! Mais l’opéra à Venise en a vu d’autres ! Et pourtant, la sentence du Sénat interdit les représentations. Qu’importe, le librettiste Aureli concocte un happy end vertueux : dégoûté, Cavalli jette l’éponge et la musique de ce succédané sera confiée au tâcheron de service. Où trouver les raisons de cette censure ? Le Sénat aurait-il peu apprécié la représentation ironique de ce sénat des femmes ? Les Jésuites, rentrés récemment à Venise auraient-ils condamné un livret qui comporte un régicide, en tout cas non argumenté ? A moins qu’eux aussi n’aient guère apprécié de voir les femmes élevées à une haute fonction politique ? Les conjectures sont multiples.
S’y ajoutent encore des doutes sur la renommée de Cavalli dans la Venise de 1668. Le compositeur est resté fidèle à sa technique de composition où la musique est mise au service du texte. Avec des « lamenti » d’une émotion déchirante, des scènes de récitatifs très enlevées et des « ariosi » très en situation théâtralement. Seulement voilà, le public devient très friand du style napolitain avec ses ornementations intempestives, ses spectaculaires roucoulades vocales qui impressionnent les auditeurs mais les détournent de l’action. Cavalli croit en la vérité scénique avec un sens dramaturgique dont on ne trouvera peut-être plus l’équivalent avant Mozart. Après tout, note René Jacobs, avec son trio de femmes courtisées, son fiancé pusillanime, sa sanction finale, cette histoire de débauché d’« Eliogabalo » fait fort penser à « Don Giovanni » et Cavalli connaissait probablement la pièce de Tirso de Molina.
Vocalement, la distribution est difficile à assembler. Cavalli a prévu quatre castrats aigus (les trois femmes et Alessandro) et deux castrats alto, Eliogabalo et Giuliano, le préfet prétorien. Jacobs distribuera le premier à une chanteuse Silvia Tro Santafé et le second à un contre-ténor, Lawrence Zazzo ou Christophe Dumaux. Ce qui compte avant tout, explique Jacobs, c’est que les interprètes soient des chanteurs acteurs capables de trouver les couleurs qui épousent les sentiments divers de leur personnage.
Scéniquement, le spectacle veut réconcilier trois époques : Rome antique, Venise baroque et Rome d’aujourd’hui, trois moments que Christian Lacroix intègre dans ses costumes où les drapés pourront revêtir des significations diverses. Le décor de Vincent Lemaire représente une conque où apparaîtront au fil de l’action mille « suscitations » visuelles, la fosse étant elle-même intégrée au décor et reliée au plateau. Et Vincent Boussard, metteur en scène, de conclure : la part du théâtre est énorme. Un défi où il peut compter sur l’orchestre grouillant de vie et de mobilité de Jacobs qui, en matière d’opéra baroque, demeure un maître ès dynamite ! »

La Libre Belgique – entretien avec Vincent Boussard – 26 avril 2004

« On attend beaucoup de la nouvelle production d’«Eliogabalo» de Cavalli que la Monnaie proposera dès ce mardi soir. Pour le compositeur, bien sûr, un des grands noms de l’opéra vénitien au XVIIe siècle, et pour l’oeuvre qui compte le destin d’Eliogabalo, empereur romain monté sur le trône à quatorze ans et assassiné trois ans plus tard, mais aussi pour les maîtres d’oeuvre du spectacle.
Dans la fosse, René Jacobs qui a déjà prouvé maintes fois son affinité avec ce répertoire, signant notamment à la Monnaie l’inoubliable production de «La Calisto». Pour la mise en scène, un jeune dramaturge français qui avait fait impression la saison dernière à la Monnaie avec «Il Re pastore» de Mozart, mais qui fut aussi le complice des retours scéniques de Christophe ou de Bashung: Vincent Boussard, qui reconnaît avoir été essentiellement initié à l’univers de Cavalli par Jacobs lui-même.
«C’est un univers dont je me sens proche dans la mesure où j’aime les choses contrastées, j’aime les ouvrages qui peuvent me faire rire et pleurer. J’aime poser la noblesse des problèmes et en même temps accepter la futilité de nos émois. Cette dramaturgie basée sur le contraste offre un très large éventail dans le choix des expressions; c’est à la fois éminemment baroque et éminemment moderne.»
Pour un metteur en scène, le fait de travailler sur une oeuvre dont on n’a aucun enregistrement et dont on ne connaît aucune production est-il une contrainte ou une chance?
Ni l’un ni l’autre. L’élément important est que c’est une découverte, ce qui oblige à faire le travail avec plus de clarté. Il faut d’abord partir du texte, parce que c’est un théâtre de texte. Ce n’est pas un théâtre avec des notes qui se suivent, c’est un théâtre où le texte est porté par le chant : il faut donc travailler en commençant par le texte, et en se posant la question du texte en permanence. C’est pourquoi, au début de notre travail, nous avons passé plusieurs journées, René et moi, à lire, traduire, comprendre, rétablir parfois même le texte. Cela nous a obligés à partir de la réalité théâtrale, du discours poétique, et ensuite seulement à aller vers la musique. Je n’ai découvert la musique qu’au premier jour de répétition; avant, j’avais pu la lire, la décrypter, la chanter dans mon coin, mais ce n’est qu’à ce moment que j’ai pu la découvrir dans toute sa sensualité. Cela n’a d’ailleurs pas été sans conséquences, car un certain nombre de choses se sont révélées à ce moment, des choses auxquelles je ne m’attendais pas, et qui m’ont incité à modifier grandement certaines options de jeu. J’avais prévu cela en gardant les choses très ouvertes, mais ce fut néanmoins une étape essentielle: «Eliogabalo» est une oeuvre qui est moins bouffonne que «Calisto» ou que «Giasone», qui comporte un nombre impressionnant de lamenti, qui a un climat tout à fait personnel.
Un metteur en scène qui travaille sur une oeuvre connue ou supposée telle peut se permettre une certaine recherche, voire s’efforcer de faire à tout prix autre chose que ce qui a déjà été fait. Ce n’est évidemment pas votre cas ici…
Même sur une oeuvre connue, telle n’est pas ma démarche. Quand j’ai par exemple mis en scène «Cosi fan tutte», dont il y a, mettons, cent cinquante enregistrements dans le monde, j’ai essayé de comprendre ce qu’avait été l’histoire de l’interprétation de cette oeuvre, mais je ne me suis jamais posé d’autre question que ce que j’essaie de ressentir de la vérité musicale ou de la vérité théâtrale de l’oeuvre. Je ne me pose pas le problème en termes de lecture extérieure, je me fiche complètement d’avoir inventé une chose nouvelle. Mon rôle n’est pas d’inventer, il est de faire résonner, de mettre en connexion en un moment précis une oeuvre et un public. Je préfère parler de la contemporanéité d’une interprétation que de sa modernité.
C’est aussi le cas pour «Eliogabalo» : comment faire pour que cette oeuvre qui a plus de trois siècles entre en communication avec le public d’aujourd’hui? Cela se fait d’abord à travers le corps des chanteurs, leur taille, leur voix, puis à travers un endroit qui réunit ces chanteurs. Je n’imagine pas une seconde de parler d’autre chose que ce dont parle l’oeuvre, ni de plaquer mes problèmes sur l’oeuvre, cela n’aurait pas de sens; je préfère chercher l’écho de l’oeuvre.
Quel est cet écho pour «Eliogabalo» ? La dimension excessive qu’on lui prête ne fait-elle pas courir le risque de certaines lourdeurs ?
Si, évidemment, il y a plein d’écueils! Je me suis limité à parler de son désir: j’aime à parler du désir, de l’empire du désir, de la contrainte du désir. La fragilité de ce garçon, c’est qu’il exprime des désirs qui sont toujours immédiatement assouvis. Il a tout ce qu’il veut, mais quand il existe quelque chose qu’il n’a pas, cela devint extrêmement violent, pour lui et pour son entourage. J’essaie ainsi de relier son extravagance à une blessure sincère. Dans la mise en scène, il ne faut certes pas en faire trop, mais il ne faut pas non plus se freiner: c’est un personnage fort, il ne faut pas en avoir peur, il faut le raconter dans son extravagance et dans sa démesure. Il n’a jamais posé de limites à ses désirs, souvent au mépris du danger; ce n’est pas pour rien qu’il mourra à dix-sept ans, sauvagement assassiné dans les latrines de son appartement. Je ne vais pas raconter un règne despotique, ce n’est pas Néron. Le seul despote, c’est son désir, et la surconsommation de ce désir.
Est-il facile ou difficile de travailler avec un chef comme René Jacobs qui connaît si bien cette musique qu’il a sans doute aussi des idées sur la mise en scène ?
Ce n’est pas que ce soit facile ou difficile, c’est un bonheur ! J’ai toujours souffert de l’absence des chefs qui ne sont pas là aux répétitions. Ici, René a été omniprésent, nous avons discuté en permanence. C’est un homme savant qui éclaire mes choix de mise en scène. »

Crema – Teatro San Domenico – novembre 1999 – à l’occasion de l’inauguration du nouveau théâtre – Orchestra barocca « I Concertanti » – Accademia del Canto (dir. Andrea Bosio) – Pregarcantando (dir. Giacomo Carniti) – dir. Roberto Solci – mise en scène et décors Secondo Pozzali – costumes Chiara Muti – lumières Alberteo Negri – avec Antonio Giovannini (Eliogabalo), Paola Cigna (Flavia Gemmira), Anna Simboli (Alessandro Cesare), Marina Morelli (Anicia Eritea), Giovanna Caravaggio (Giuliano Gordio), Barbara Lavarian (Atilia Macrina), Andrea Arrivabene (Zotico), Alessandro Carmignani (Lenia), Alessandro Calamai (Nerbeeeuelone, Tiferne), Lucia Cirillo (Console I), Daniela Guerini Rocco (Console II) – transcription, révision et orchestration de Roberto Solci