L’opéra baroque à Hambourg : une étonnante galerie de portraits

« Orpheus » en 1998, « Croesus » en 2000.

Par deux fois, grâce à René Jacobs, les feux de la rampe ont illuminé la renaissance de l’opéra baroque allemand. Et puis, les feux se sont éteints. Et l’opéra baroque allemand est retombé dans une ombre entrecoupée seulement de quelques lueurs fugitives.

Il faut dire qu’il a eu la vie courte : moins de soixante ans, si l’on retient comme dates les plus significatives celle de la création de l’Opéra de Hambourg, en 1678, et celle de sa fermeture, en 1737.

Le fameux Theater am Gänsemarkt – Théâtre du Marché aux Oies – avait été édifié aux frais d’un conseiller municipal, et inauguré avec la représentation de « Adam und Eva » ou « Der geschaffene, gefallene und aufgerichtete Mensch »(« La Création, la Chute et le Relèvement de l’Homme »), de Johann Theile.

En dépit d’un titre aussi édifiant, l’opéra allemand à ses débuts avait dû vaincre les réticences des bien-pensants. Dix ans après, un pasteur hambourgeois devait encore justifier une activité annexe de librettiste en plaidant que l’opéra « exhorte l’âme des spectateurs à l’amour du bien et à la haine du vice ».

Le public hambourgeois, il est vrai, ne s’embarrassait pas de tels scrupules, et faisait fête à ce spectacle directement inspiré de l’opéra vénitien. Car l’opéra allemand fut d’abord italien : juxtaposition de divinités et de serviteurs burlesques, intrigues complexes, métamorphoses, aria da capo, etc. Et aussi un peu français, lorsque venait le temps de la danse et du divertissement.

Comme partout et toujours, diriger un opéra n’était pas un métier facile. Il fallait des personnalités affirmées, et, de ce côté, l’opéra de Hambourg ne fut pas en reste.

A commencer par ce Johann Wolfgang Franck, réfugié à Hambourg en 1679 après avoir été accusé d’avoir, dans un accès de jalousie, blessé sa femme et assassiné un autre musicien de la cour d’Ansbach. Cela ne l’empêcha pas d’être nommé directeur du Gänsemarkt et de le rester jusqu’en 1687. On sait qu’il composa dix-sept opéras allemands, entrecoupés de traits italiens et français, dont « Die drei Töchter des Cecrops » (« Les trois filles de Cécrops »), représenté en 1680, et qui serait la plus ancienne partition complète conservée.

Ce titre lui est disputé par « Die schöne und treue Ariadne » (« La belle et fidèle Ariane ») de Johann Georg Conradi, qui succéda à Franck dans les années 1690. Cet opéra a été mis à l’honneur par le Festival de Musique ancienne de Boston en juin dernier.

Puis vint Johann Sigismund Kusser, élève de Lully à Paris pendant six ans, et qui introduit avec succès à l’opéra de Hambourg, les méthodes du surintendant. On lui connaît un caractère querelleur, et c’est après s’être fâché avec le directeur de l’opéra – un certain Jacob Kremberg – qu’il prit tout simplement sa place en 1695, pour deux ans.  

En 1697 arriva Reinhard Keiser : une grosse pointure, dont le règne allait marquer l’apogée de l’opéra baroque hambourgeois. On dit qu’il composa plus de cent-vingt opéras, dont une trentaine seulement a été conservée. Son meilleur titre de gloire est d’avoir réussi la difficile synthèse entre le lied germanique, l’aria italienne et les danses françaises. Deux enregistrements sont le témoin de la production de Keiser de cette époque : « Der geliebte Adonis » (Adonis le bien-aimé ») et « Masaniello ».

C’est dans ce contexte qu’arriva le jeune Haendel, au printemps 1703. Il eut la chance de rencontrer un personnage fascinant en la personne de Johann Mattheson, de quatre ans son aîné. Mattheson, génie protéiforme à la carte de visite à rallonge : chanteur à l’opéra, compositeur, organiste, claveciniste, chef d’orchestre, théoricien, chroniqueur musical, mais aussi traducteur, diplomate, juriste, architecte, conseiller commercial et financier, etc… Grâce à lui, Haendel obtint un poste de deuxième violon à l’opéra. Keiser lui confia le livret d’Almira afin qu’il puisse tenter sa première chance dans l’écriture d’un opéra. En ce 8 janvier 1705, Almira fut un succès et tint l’affiche plus de vingt soirs. On dit que ce succès rendit Keiser très nerveux, et qu’à partir de ce jour, il s’employa, par tous les moyens, à chasser son jeune rival hors de la ville…Il faut dire que le second opéra allemand de Haendel – « Nero », dont la partition a été perdue – ne connut pas le même succès, et c’est cette fois Haendel qui en prit ombrage…

Le sort de l’opéra allemand se joua peut-être en 1706. La situation financière du Theater am Gänsemarkt s’était dégradée, et Keiser, criblé de dettes, dut quitter Hambourg. Haendel aurait sans doute pu recueillir sa succession. Mais sans doute avait-t-il compris que l’opéra allemand n’était pas à la mesure de son génie : Haendel quitta brusquement Hambourg pour l’Italie.

Keiser, tel le phénix, ne tarda pas à renaître de ses cendres. Il réapparut à Hambourg en 1708, et…reprit la direction de l’opéra de Hambourg. Mais ses qualités d’organisateur n’avaient pas dû s’améliorer. Nouvelle faillite en 1717…Exit à nouveau Keiser de Hambourg.

Cette fois, il laissait le terrain libre à un personnage qui avait, lui, toutes les qualités pour réussir. Arrivé à Hambourg l’année précédente, Georg Philipp Telemann prit la direction de l’opéra en 1722. C’était un homme bien dans sa peau, les pieds sur terre, d’une fécondité inépuisable, un homme célèbre et respecté, à qui tout réussissait.

Il lui fallut gérer une situation difficile, et on peut le croire lorsqu’il affirma que « l’opéra qui était en déclin, a pris un essor nouveau. » Il ne ménagea pas sa peine, composant un à deux opéras par an – dont peu, finalement, ont été conservés en totalité – devançant de huit ans, avec l’intermezzo « Pimpinone », la fameuse « Serva Padrona ». Reinhard Keiser – toujours lui – avait réapparu à Hambourg en 1723, et en 1730, il donna un « Croesus » entièrement révisé qui est celui enregistré par René Jacobs.

Quels rapports entretint-il avec Telemann ? Rivalité, collaboration ? Quoi qu’il en soit, en 1737, le Theater am Gänsemarkt ferma ses portes. Le glas sonnait déjà pour l’opéra baroque allemand dont on dit qu’il rendit le dernier soupir en 1754 à la petite cour thuringienne de Rudolstadt.   

Mais à cette époque, l’opera seria italien commençait à agoniser, et la tragédie lyrique française ne survivait que grâce à Rameau. C’était la fin d’une époque. La fin du baroque.

Jean-Claude Brenac – Septembre 2003

 

Pour en savoir plus : voir les compositeurs baroques allemands, tableaux chronologiques de R. Keiser et G.P. Telemann