Un « sultan » dans sa « ménagerie » : Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de la Pouplinière

Riche, Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de la Pouplinière (1) l’était , assurément. Car le métier de fermier général n’était pas de ceux qui appauvrissent. Ils étaient quarante comme lui, à qui l’Etat confiait la perception des principaux impôts (gabelles, aides, domaines, traites et entrées) en échange d’un loyer fixé à l’avance. Tout ce qui était perçu en sus du loyer leur appartenait.

Sa famille était originaire du Limousin, et il hérita de sa mère la terre de la Pouplinière, près de Chinon. Après avoir passé cinq ans chez les Mousquetaires, il entra dans les Fermes générales en 1721. Il avait 28 ans, et un bel avenir devant lui.

Il s’intéressait déjà à l’opéra, mais d’une façon qui ne plaisait pas à tout le monde : en 1727, le cardinal Fleury dut l’éloigner à Marseille, à la demande du prince de Carignan (2) qu’il avait supplanté dans le coeur de la soprano Marie Antier. Il est vrai que si l’on en croit de Léris, cette élève de Marthe Le Rochois « charmait tout le monde par la beauté et l’étendue de sa voix ». De retour à Paris, quelques années plus tard, il s’installa rue Neuve des Petits-Champs, et devint le centre d’une société composée d’écrivains et musiciens, dont faisait partie Jean-Philippe Rameau. En 1731, celui-ci devint le maître de musique de son orchestre privé.

Comment Rameau fit-il sa connaissance ? Sans doute par l’intermédiaire d’Alexis Piron (3), qui avait été secrétaire de Pierre Durey d’Harnoncourt, ami et compagnon de fête de La Pouplinière. Les relations entre le mécène et le compositeur auraient pu naître avant même le départ de La Pouplinière en Provence. Quant à Rameau et Piron, ils avaient collaboré dès 1723, le premier écrivant des intermèdes pour « L’Endriague », pièce de Piron donnée à la Foire St Germain.

Rameau aurait-il été Rameau sans La Pouplinière ? C’est en tout cas chez lui que Rameau rencontra Voltaire, et qu’ils entamèrent, en 1732, une collaboration en vue de réaliser un opéra biblique, « Samson ». On sait que ce dernier fut interdit par la censure et ne vit jamais le jour.

Ce n’était que partie remise, car c’est encore chez le fermier général que Rameau rencontra l’abbé Simon Pellegrin qui écrivit pour lui le livret d’« Hippolyte et Aricie », et que la première exécution eut lieu, en avril 1733.

En 1734, La Pouplinière se lia à Thérèse Boutinon des Hayes, qu’il épousa trois ans plus tard. Elle était la fille de Mimi Dancourt, et la nièce de Manon Dancourt, toutes deux actrices à la Comédie Française, et la petite fille de Florent Carton, dit Dancourt, acteur et auteur dramatique. Rameau donna des leçons de musique à la nouvelle Madame de La Pouplinière, et celle-ci allait devenir une fervente ramiste. Sa beauté, son esprit, ses talents attirèrent bientôt dans ses salons tout ce que la Cour et la Ville offraient alors de plus distingué.

Alexandre-Jean-Joseph Le Riche de la PouplinièreThérèse Boutinon des Hayes
En 1739, La Pouplinière acquit un hôtel particulier au 59 rue de Richelieu, où Rameau et sa famille occupèrent un appartement. Fréquentaient le salon des époux de la Pouplinière, une « foule de gens de tous les états, tirés indistinctement de la bonne et de la mauvaise compagnie » . Il y avait là notamment des artistes tels que Quentin de La Tour, Mondonville, Vaucanson, Carl van Loo, Marmontel.

C’est en 1745 que Jean-Jacques Rousseau commença à fréquenter le salon de La Pouplinière. Son opéra-ballet « Les Muses galantes » fut exécuté par l’orchestre privé du fermier général. Il fut aussi « exécuté » par Rameau, qui raconta lui-même plus tard : « frappé d’y trouver de très beaux airs de violon dans un goût absolument italien, et en même temps tout ce qu’il y a de plus mauvais en musique française tant vocale qu’instrumentale, jusqu’à des ariettes de la plus plate vocale secondée des plus jolis accompagnements italiens, je fis à l’auteur quelques questions, auxquelles il répondit si mal, que je vis bien, comme je l’avais déjà conçu, qu’il n’avait fait que la musique française, et avait pillé l’italienne.» Pas étonnant que Rameau n’ait pas eu que des amis…

En 1747, La Pouplinière acheta le château de Passy, qui datait de 1678 et s’élevait au sommet de la colline, à l’emplacement de l’actuel Théâtre du Ranelagh. Il y fit construire une salle de théâtre et de concert. « Concert, bals, spectacles, soupers, tout concourait à en faire un séjour enchanteur. Gens de la cour, gens du monde, gens de lettres, artistes, étrangers, acteurs, actrices, filles de joie, tout y était rassemblé. On appelait la maison une ménagerie, et le maître le sultan. Ce sultan était sujet à l’ennui ; mais c’était d’ailleurs un homme d’esprit. Entouré d’auteurs, il ne résista pas au désir de le devenir lui-même. Il publia un roman, composa plusieurs pièces de théâtre, qu’il faisait représenter chez lui, et bon nombre d’assez jolies chansons. »

Château de Passy
La vie de luxe que La Pouplinière mena et les réceptions fastueuses qu’il donna tant à Paris que dans le château de Passy sont demeurées célèbres…tout autant que ses infortunes conjugales. Bientôt, en effet, Mme de La Pouplinière trompa son mari avec le maréchal de Richelieu (4). Dans le courant de 1748, l’infortuné mari soupçonna une intrigue qui lui fut bientôt révélée par la fameuse aventure de la cheminée. Il découvrit (5) en effet une cheminée « tournante », inventée par le vainqueur de Fontenoy, et qui fit s’exclamer le maréchal de Saxe :  » Voilà le plus bel ouvrage à cornes que j’aie jamais vu ! « . La Pouplinière obtint la séparation de son épouse. Celle-ci, épuisée par une existence où s’étaient mêlés les plaisirs les plus divers, mourut seule, pauvre, abandonnée de tous, à l’âge de quarante-deux ans.

Les Rameau séjournèrent à Passy tous les étés jusqu’en 1753. C’est en effet à cette époque que La Pouplinière s’intéressa à la symphonie naissante, représentée par Stamitz, puis Gossec. Se détachant de Rameau, il le remplaça par Johann Stamitz à la tête de l’orchestre, puis, deux ans après, par François-Joseph Gossec. La Pouplinière avait par ailleurs installé auprès de lui sa maîtresse Mme de Saint-Aubin, claveciniste, qui s’ingénia à chasser les familiers de l’ancien couple.

En 1759 – il avait soixante-six ans – La Pouplinière épousa la fille de l’urbaniste Louis de Mondran, membre fondateur de l’Académie royale de peinture et de sculpture de Toulouse, âgée de vingt-deux ans. Il mourut trois ans après, le 5 décembre 1762, laissant sa seconde épouse, Marie-Thérèse de La Poupelinière, accoucher d’un fils un mois après sa mort.

La Pouplinière est le représentant le plus illustre de ces fermiers généraux – mécènes (6), dont on a pu dire : « Il a fait beaucoup de bien dans sa vie, et il lui en faut savoir gré, sans examiner si c’est le faste ou la bienfaisance qui l’y a porté.»

Jean-Claude Brenac – Novembre 2006

(1) ou de La Popelinière

(2) Victor Amédée de Savoie, prince de Carignan, personnage sulfureux, dont les débauches avec les filles de l’Opéra défrayèrent la chronique. Outre l’exil provisoire de La Pouplinière, il fit séquestrer Marie Antier au Couvent de Chaillot.

(3) Alexis Piron (1689 – 1773), né à Dijon, six ans après Rameau, auteur de nombreuses pièces pour le Théâtre de la Foire, puis de comédies et tragédies pour le Théâtre Français.

(4) Louis François Armand de Vignerot du Plessis (1696 – 1788), duc de Richelieu, arrière-petit neveu du cardinal, célèbre par ses débauches, ses aventures amoureuses et ses duels, mais aussi par sa part décisive à la victoire de Fontenoy

(5) C’est en fait le physicien Jacques de Vaucanson qui fut chargé d’investigations dans la appartement de l’épouse infidèle. Il découvrit une plaque de cheminée tournante à charnières communiquant avec la maison voisine par laquelle s’introduisait Richelieu.

(5) on connaît moins Jean-Joseph de La Borde ou Claude-Adrien Helvétius