Tous à Issy !

« Toutes ces choses attirèrent une telle foule de personnes de première qualité, princes, ducs et pairs, mareschaux de France que tout le chemin de Paris à Issy était couvert de leurs carrosses. »

Mais pourquoi le Tout-Paris courait-il à Issy en ce mois d’avril 1659 ?

Parce qu’on donnait, dans la maison de René de la Haye, sieur de Vaudetart, orfèvre du roi, une petite « Pastorale en musique », concoctée par le poète Pierre Perrin et le compositeur Robert Cambert.

Y avait-il de quoi mettre en émoi le gratin des « gens de qualité » au point que seuls pouvaient entrer « les plus diligents », c’est à dire les « amis et les personnes de condition », les autres devant prendre patience…

Pas de machines, pas de danses, pratiquement pas d’action, juste trois bergers et trois bergères (plus un satyre, quand même…) accompagnés de quelques instrumentistes, chantant quatorze petites scènes dont l’auteur, « l’abbé » Perrin, était loin de faire l’unanimité.

Et pourtant !

« Tout nous favorisait », raconte Perrin dans une lettre à son ami, l’abbé de Rovere, devenu archevêque de Turin : « les beaux jours du printemps et la naissante verdure qui invitait les personnes de qualité au promenoir de la plaine », « la belle maison et le beau jardin », « la salle tout à fait commode et de juste grandeur », « la décoration rustique du théâtre, orné de deux cabinets de verdure », « la parure, la bonne mine et la jeunesse des acteurs et actrices ».

Parmi ces derniers, deux soeurs et deux frères étaient réputés faire partie « des plus belles et des plus savantes voix d’Europe ». Les premières étaient les demoiselles de Sercamanan (ou Cercamanen), l’aînée, « la plus belle des bergères », jouant le rôle de Diane, la cadette, celui de Sylvie. Quant aux deux frères qui interprétaient les rôles des bergers Alcidor et Thyrsis, on voit en eux le comte et le chevalier de Fiesque, dont Bensérade disait du premier que « les rochers le suivent lorsqu’il chante ».

L’orchestre, composé de treize musiciens, comprenait des violes et, ce que – d’après Saint-Evremond – « l’on n’avait pas entendu sur aucun théâtre depuis les Grecs et les Romains », au moins deux flûtes.

Tout cela n’eût sans doute pas suffi à déplacer le Tout-Paris, s’il n’y avait eu une chose incroyable : on chantait une comédie en « vers françois » entièrement en musique.

Jusqu’alors, seuls les « opera » (on utilisait alors l’orthographe italienne) en langue italienne avaient été présentés au public, à l’initiative du cardinal Mazarin : l’Egisto de Cavalli (1646), l’Orfeo de Luigi Rossi (1647), les Nozze di Peleo e di Theti de Caproli (1654). Avec un succès inégal : enthousiasme pour les effets de machinerie, succès pour les ballets, ennui vis à vis de la musique et, surtout du texte, que bien peu comprenait.

Quant aux pièces en langue française, elles ne comportaient – au mieux – qu’une petite part de musique. Les « pièces à machine » étaient agrémentées de parties chantées, mais la musique y jouait un rôle très secondaire. Ainsi Pierre Corneille ne se donna même pas la peine de citer le compositeur de la musique de scène d' »Andromède » (1650) – Charles Dassoucy, heureusement, ne se fit pas faute de la revendiquer – ni celui de la « Toison d’or » (1660) – resté inconnu.

On s’est souvent moqué de Pierre Perrin, dont Voltaire disait qu’il « croyait faire des vers », et Saint-Evremond, à propos du livret de Pomone, que la poésie en était « fort méchante ». Ses démêlés avec ses associés Sourdéac et Champeron pour l’exploitation du privilège d’opéra obtenu de Louis XIV, le rachat de ce privilège par Lully à un Perrin emprisonné en ont fait un personnage suscitant plus l’apitoiement que l’admiration.

Et pourtant ! Pierre Perrin renversait d’un coup un préjugé bien établi selon lequel « les paroles françaises n’étaient pas susceptibles des mêmes mouvements et des mêmes ornements que les italiennes ». Pour cela, il ne cherchait pas à rivaliser avec le théâtre : pas question de mettre en musique une pièce en alexandrin. Il bannit tout récitatif, et par là-même tout « raisonnement grave », et même toute intrigue, pour ne conserver que des vers à chanter « d’un tour aisé et coulant » qui expriment « l’amour, la joie, la tristesse, la jalousie, le désespoir ».

Perrin avait touché juste. A tel point qu’à la demande du Roi, une première représentation fut organisée à Vincennes en avril, puis une seconde en mai pour fêter le traité de La Haye.

Perrin pouvait voir la vie en rose, d’autant qu’il avait en réserve deux nouveaux livrets – on disait plutôt poèmes -, une « Ariane ou le Mariage de Bacchus » et une « Mort d’Adonis ». Hélas pour lui, à peine le succès arrivé, la chance l’abandonna : son protecteur Gaston d’Orléans mourut en février 1660, puis – alors que l' »Ariane », que l’on disait être le chef d’oeuvre de Cambert, était en répétition – le cardinal Mazarin, à son tour en mars 1661.

Il faudrait attendre 1669 pour que la roue tourne à nouveau en faveur de Perrin, avec l’obtention du privilège d’académie d’opéra. Mais ceci est une autre histoire…

Jean-Claude Brenac – Juin 2005