Six opéras pour Mazarin

Louis XIII meurt en mai 1643. Le nouveau Roi a quatre ans. Mazarin se retrouve Premier Ministre, aux côtés de la Régente, Anne d’Autriche. A peine six mois après, il organise la venue à Paris de musiciens et chanteurs romains, et notamment la fameuse Leonora et le castrat Atto Melani, chanteur et à ses heures agent secret. La première représentation musicale en italien intervient le 14 décembre 1645 : « La Festa teatrale della Finta Pazza » de Sacrati est représentée dans la salle du Petit Bourbon, devant vingt à trente personnes, dont le jeune Roi et la Régente. Pas vraiment un opéra, plutôt une pièce à machines, accommodée, dit-on, aux goûts parisiens. En dépit des machines de Jacopo Torelli, des ballets de Gian Battista Balbi, le succès n’est pas au rendez-vous : Mme de Motteville confiera y avoir « pensé mourir d’ennui et de froid… »

Il en faut plus pour décourager le cardinal. En 1646, l' »Egisto » de Francesco Cavalli est représenté dans la petite salle du Palais Royal. Succès mitigé.

Mazarin décide de frapper un grand coup. Il faut dire qu’il a reçu le renfort de la famille des Barberini, à qui on doit l’émergence de l’opéra romain. Tout-puissants à Rome jusqu’à la mort du pape Barberini en 1644 et son remplacement par un pape de la famille – ennemie – des Panfili, les Barberini ont jugé sage de venir s’installer à Paris, entraînant avec eux toute une cohorte d’artistes.

Le 2 mars 1647, juste avant le carême, le Palais Royal est en fête. On y donne l' »Orfeo » de Luigi Rossi – devenu à Paris le « sieur Louigy » – sur un livret de l’abbé Francesco Buti, tous deux protégés des Barberini. On s’émerveille de la virtuosité des chanteurs et de la magie des machines de Torelli. Hélas ! la Fronde vient interrompre les représentations, et fait naître un cortège de cabales : cabale des dévots, qui se scandalisent de la fréquentation trop assidue du théâtre et des comédiens, qui empêche la reine de faire ses dévotions ; cabale des hypocrites qui crient au gaspillage en un temps de misère. Combien a coûté réellement l’Orfeo ? 30 000 écus, ou, comme certains ne craignent pas de le clamer, 500 000 écus ? Peu importe, la famille royale réfugiée à Saint-Germain, Mazarin à Cologne, l’air parisien est devenu malsain pour les Italiens. Certains en font les frais, comme Torelli, emprisonné ; d’autres, plus prudents, comme Melani, plient bagage et rentrent au pays.

La Paix de Rueil, en 1653, met fin à la Fronde. Mazarin revient et, avec sa tranquille assurance, se remet à l’ouvrage. Il demande à l’abbé Buti de lui envoyer une nouvelle troupe de chanteurs pour jouer les « Nozze di Peleo e di Teti », de Carlo Caproli. Cette pièce à machines commandée est représentée neuf fois au Petit Bourbon, à partir du 26 janvier 1654, dans des décors de Torelli. Le jeune Roi, âgé de seize ans, danse dans six entrées de ballet, avec un certain Jean-Baptiste Lully à ses côtés ; Henriette d’Angleterre, épouse de Monsieur, frère du roi, est aussi sur scène, incarnant l’une des neuf Muses. Mais si , comme le raconte Voltaire, « la nation fut charmée de voir son roi, jeune, d’une taille majestueuse et d’une figure aussi aimable que noble, danser dans sa capitale après en avoir été chassé, l’opéra du cardinal n’ennuya pas moins Paris pour la seconde fois. »

En novembre 1659, Mazarin voit poindre le couronnement de sa politique : le traité des Pyrénées met fin aux hostilités entre la France et l’Espagne, et prévoit le mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse. Le cardinal voit là une occasion de laisser libre cours à ses ambitions musicales : il commande à Gaspare Vigarani d’édifier et équiper une grande salle de théâtre aux Tuileries, qui devra être inaugurée à l’occasion du mariage royal. Et il charge Atto Melani de convaincre Francesco Cavalli de venir faire représenter un nouvel opéra. Le compositeur vénitien, plus tout jeune, se fait tirer l’oreille avant de débarquer à Paris en juillet 1660, pour constater que le théâtre des Tuileries est empêtré dans les retards.

Atto Melani propose, en attendant, de représenter le Xerse, l’un des opéras les plus célèbres de Cavalli, joué sur toutes les scènes transalpines. La représentation a lieu le 22 novembre 1660, sur une scène démontable construite dans la Grande galerie des peintures du Louvre. Le spectacle dure entre huit et neuf heures, et le public semble s’y être beaucoup ennuyé, sauf…pendant les entrées de ballets composées par Lully. De Cavalli, il n’est pas question…

Il faudra attendre plus d’un an pour que la salle des Tuileries – celle qu’on appellera plus tard la Salle des Machines – soit prête. Le 7 février 1662, la foule se presse aux Tuileries ; six à sept mille personnes s’entassent dans ce gigantesque vaisseau de bois à l’acoustique déplorable, pour un spectacle de six heures. A nouveau, le succès revient à Lully qui a réussi à intercaler ses ballets de l’Hercule amoureux entre les actes de l’opéra. On s’extasie aussi sur les machines qui permettent de faire disparaître plus de deux cents personnes dans les airs…A nouveau Cavalli est oublié ; dégoûté, blessé, il rentre à Venise, jurant de ne plus écrire d’opéra…

Entre-temps, le 9 mars 1661, le cardinal Mazarin est mort. L’opéra italien à Paris a vécu.

La place est libre pour un style bien français, digne d’assurer le prestige de la monarchie. Ce sera l’oeuvre – quel paradoxe ! – d’un…Italien.

Jean-Claude Brenac – Juin 2004