For-l’Évêque : ni fort, ni four, la « Bastille des comédiens »

For-l’Évêque : ni fort, ni four, la « Bastille des comédiens »

Catherine Lemaure, la Clairon, Sophie Arnould, Marie-Joséphine Laguerre : outre d’avoir été cantatrices à l’Académie royale de musique, elles ont en commun d’avoir franchi un jour le porche du For-l’Évêque, le pénitencier disciplinaire des comédiens et des chanteurs de l’Opéra.

Rue St Germain l’Auxerrois, se faisaient face, au Moyen Âge, le For-l’Evêque et le For-le- Roi, illustration d’un partage de juridiction judiciaire entre le roi et l’évêque de Paris, remontant à Philippe-Auguste. Ni fort, ni four, le For-l’Evêque fut d’abord le lieu – tribunal et geôle – où était rendue et appliquée par un prévôt la justice épiscopale. Ce n’est qu’en 1674 que la justice parisienne fut unifiée sous l’administration royale : le For-l’Évêque devint prison royale, et accueillit des prisonniers d’ordre du roi, des prisonniers pour dettes, des prisonniers par décret des autorités judiciaires, des prisonniers militaires.

For-l'Évêque
Large de 9 mètres, long de 35, donnant d’un côté sur la rue St Germain l’Auxerrois, de l’autre sur le Quai de la Mégisserie, le bâtiment avait été reconstruit après la Fronde par Jean-François de Gondi, premier archevêque de Paris. Haut de quatre étages, mais enserré entre des maisons particulières, on y entassait jusqu’à 500 détenus. L’air y circulait difficilement, et, dit-on, « on ne pouvait le purger des miasmes putrides qui s’en exhalaient »…Le confort allait décroissant depuis la chambre particulière avec cheminée jusqu’au cachot noir en sous-sol – où le jour ne rentrait que par un trou « à ne pouvoir y passer le poing » – , en passant par la chambre sans cheminée, la chambre commune à lits, les chambres à paille, et le cachot clair. Le For-l’Évêque était géré par un concierge – qui était un véritable hôtelier – et un greffier.

For l’Évêque devint le pénitencier disciplinaire des auteurs (Voltaire, La Harpe, Beaumarchais…) et des comédiens. Ils y étaient écroués pour manquement aux réglements ou au au respect qu’il devait au public et aux gentilshommes de la Chambre qui avaient la haute main sur les théâtres. L’ordre d’emprisonnement donné, les acteurs s’y rendaient librement, seuls, l’épée au côté.

Le 10 mars 1735, pour remplacer « Achille et Déidamie », on reprenait en catastrophe « Jephté », la tragédie lyrique et biblique composée par Montéclair sur un livret de l’abbé Pellegrin, et créée avec succès le 28 février 1732, avec Catherine Lemaure dans le rôle d’Iphise. Ce soir là, celle dont on disait qu’elle était « bête comme un pot, mais qu’elle avait la voix la plus belle et la plus surprenante du monde », quitta la scène et refusa d’y revenir. On raconte qu’elle avait décidé d’aller souper en ville chez l’intendant Louis-Achille du Harlay, et qu’elle n’hésita pas à simuler un évanouissement. Le comte de Maurepas, secrétaire d’État à la Maison du roi, présent dans la salle, la fit mener sur-le-champ au For-l’Évêque. En costume de scène, accompagnée d’amis et d’admirateurs aux premier rang desquels l’intendant de Paris, Catherine Lemaure fut écrouée, puis incarcérée durant… quelques heures, le directeur de l’Opéra ayant couru la délivrer. Piquée au vif, Mlle Lemaure se retira au couvent du Précieux-Sang, restant sourde aux supplications de Maurepas lui-même. Elle ne devait revenir à l’Opéra que cinq ans plus tard, après la retraite de sa rivale, la Pélissier.

En avril 1765, Claire-Josèphe Léris de La Tude, dite Mademoiselle Clairon ou la Clairon, jouait à la Comédie française dans « Le Siège de Calais », tragédie patriotique de Dormont du Belloy. Ayant appris qu’un acteur de la troupe s’était fait soigner d’une maladie honteuse sans payer le chirurgien, elle décida ses camarades à ne plus travailler avec lui. Mais la fille de Dubois réussit à apitoyer le duc de Fronsac, fils du maréchal de Richelieu, gentilhomme de la Chambre : Dubois fut réintégré. Le 15 avril 1705, jour de la reprise du Siège de Calais, les principaux acteurs – le célèbre Le Kain, Molé, Bruzard et la Clairon refusèrent de jouer avec Dubois. Le public cria au scandale et les cris de « La Clairon au cabanon ! » fusèrent. La représentation fut annulée, et il fallut rembourser. Mais le lieutenant de police ordonna que les acteurs rebelles soient conduits à For-l’Évêque. Le lendemain, un exempt se présentait chez la Clairon qui se déclara soumise aux ordres du roi. Elle arriva triomphalement au For-l’Évêque, dans le carrosse de Mme de Sauvigny, femme de l’intendant de Paris. On lui attribua le plus beau logement de la prison, que ses admirateurs s’appliquèrent à meubler sompteusement, et où elle donna des soupers fins. Les acteurs rebelles étaient tirés de leur geôle pour jouer tous les soirs. Tout devait bien finir : le 3 avril, la Clairon fut libérée pour raison médicale, les autres acteurs le 7 mai, la Comédie française retira « Le Siège de Calais », et on donna sa retraite à Dubois.

Mlle Clairon
En 1769, Sophie Arnould, âgée de 29 ans, après s’être fait siffler dans le rôle travesti de Colin du « Devin du village », avait retrouvé les faveurs du public lors d’une reprise de « Psyché ». Invitée à jouer à Fontainebleau, elle eut l’heur de plaire à Louis XV. Coutumière de bons mots insolents elle se plaisait à égratigner les favorites du Roi. Or ce dernier venait de prendre comme favorite Marie-Jeanne Bécu, mieux connue sous le nom de la comtesse du Barry. Sachant que celle-ci essayait d’obtenir la disgrâce de Choiseul, Sophie Arnould laissa échapper : « Quand le baril roulera, le chancelier aura les jambes cassées ». Il ne fallut pas longtemps pour que le roi ordonne que Sophie Arnould soit enfermée pour six mois au For-l’Évêque. Elle y fut emmenée dès le lendemain matin, mais ne fut même pas écrouée. C’est la Du Barry elle-même, se rendant compte que cet emprisonnement ne ferait qu’accroître la popularité de la chanteuse et diminuer la sienne, qui demanda sa grâce. On dit que Sophie Arnould et la Du Barry devinrent les meilleurs amies du monde…

Sophie Arnould
En août 1780, le For-l’Évêque était dans un état de délabrement avancé. Louis XVI décida de le remplacer, ainsi que le Petit-Châtelet, par une nouvelle prison construite sur l’Hôtel de la Force.

Pourtant, en janvier 1781, il devait encore accueillir une cantatrice célèbre. Marie-Joséphine Laguerre était décrite comme « une très belle voix, une figure passable et une âme de boue, de quoi aller très loin ». A la deuxième représentation de l’« Iphigénie en Tauride » de Piccinni, elle parut sur scène complètement ivre, et vomit sur une camarade qui l’aidait à tenir debout. Ce qui fit dire à Sophie Arnould : « Ce n’était pas Iphigénie en Tauride, mais Iphigénie en Champagne ». Mlle Laguerre fut envoyée au For-l’Évêque, mais on l’en sortit pour chanter à la troisième représentation, ce dont elle s’acquitta si bien que c’est Piccinni lui-même qui obtint sa libération. La petite histoire raconte que pendant son séjour au For-l’Évêque, on but une quantité incroyable d’excellents vins, et que les guichetiers regrettèrent vivement cette brillante pensionnaire…

For-l’Évêque vivait ses dernières heures. Mis en adjudication en 1782, il fut détruit l’année suivante. Il n’en subsista que des traces d’oubliettes que l’on pouvait encore voir, paraît-il, dans les caves, près d’un siècle plus tard.

 

Jean-Claude Brenac – Juillet 2007