Chroniques vénitiennes

Il ne fallut pas attendre longtemps après l’ouverture au public de l’opéra à Venise, en 1637 au théâtre San Cassiano, avant que paraisse la première chronologie des opéras italiens. La Drammaturgia de Lione (ou Leone) Allacci parut à Rome en 1666. Allacci était né en Grèce, sur l’île de Chio, en 1586, alors sous domination de Venise. Il vint très jeune en Italie et étudia à l’Ecole grecque de Rome. Se consacrant à l’étude des Anciens et de la théologie, il devint le bibliothécaire du cardinal Barberini avant d’être nommé, en 1661, par le pape Alexandre VII à la bibliothèque du Vatican. Durant sa longue vie, il produisit un grand nombre d’ouvrages (150 volumes !), ayant trait aux auteurs anciens, à la religion, tant celle d’Occident que d’Orient, mais aussi à des sujets aussi inattendus que les vampires. La Drammaturgia parut quelques années avant sa mort. On peut se demander pourquoi un homme de lettres et de religion se préoccupa de garder la mémoire des ouvrages dramatiques représentés en Italie. Il répond lui-même avec humour à la question, indiquant dans la préface que les librettos sont jetés, à cause des choses stupides qu’ils contiennent, et la mémoire s’en obscurcit. Qu’étant généralement tirés de l’Antiquité, on finit par les confondre, et par les considérer comme des rapiéçages de vieux chiffons tordus et pillés ici et là, sans commencement ni fin, ni queue ni tête.

Nonbstant d’inévitables erreurs, sa Drammarturgia constitue une source irremplaçable pour la connaissance des débuts de l’opéra en Italie. D’autant que l’ouvrage fut réédité à Venise chez Giambattista Pasquali en 1755, augmentée et mise à jour par Giovanni Cendoni et Apostolo Zeno. On sait peu de chose du Vénitien Giovanni Cendoni si ce n’est qu’il écrivit, sous un pseudonyme, le livret de Mopso, « églogue de pêcheurs » à cinq voix, mis en musique par Antonio Vivaldi. Il n’en est pas de même d’Apostolo Zeno. Ce noble Vénitien, né à Venise en 1668, fut dramaturge, critique littéraire, librettiste et poète réputé, et finit sa vie à Vienne comme historiographe de l’empereur Charles VI. Document de référence, La Drammaturgia di Lione Allacci : accresciuta e continuata fino all’anno MDCCLV est aujourd’hui disponible en facsimile, soit en ligne ou en édition papier (1).

Peu d’années plus tard, une liste d’opéras classés par ordre chronologique parut à Venise en 1681 chez Niccolo Pezzana. L’auteur en était Cristoforo Ivanovich (2), né à Budva en Dalmatie, en 1628. Il s’était installé en Italie vers 1655, d’abord à Vérone, puis à Venise, où il fut membre de l’Accademia Delfica, et secrétaire du Leonardo Pesaro, procurateur de Saint-Marc de Venise. En 1676, il devint sous-chanoine, puis chanoine cinq ans plus tard, à la basilique ducale de Parme. Il est l’auteur d’une dizaine de livrets d’opéra, mais il est surtout connu pour Le Memorie teatrali di Venezia, qui contient la chronologie des opéras vénitiens de 1637 à 1681. Le Memorie se retrouvent en appendice d’un ouvrage dédié à Ranuce II Farnèse, duc de Parme et de Plaisance, curieusement intitulé Minerva al tavolino – Minerve à la table de travail -, recueil de lettres dont la première est une supplication adressée à Louis XIV pour qu’il intervienne dans la guerre contre les Turcs. En 1688, peu avant sa mort, Cristoforo Ivanovich, pour qui la République de Venise imitait la grandeur de la Rome antique par la magnificence de ses théâtres, publia une mise à jour, en indiquant que son ouvrage contient divers divertissements agréables de la ville, une introduction aux théâtres, et le titre de tous les drames représentés, avec le nom des auteurs de la poésie et de la musique, jusqu’à 1687.

Les travaux d’Allacci et Ivanovich servirent de base à de nouvelles chronologies qui apparurent au XVIIIe siècle. En 1730, Giovanni Carlo Bonlini (1673 – 1731), amateur vénitien, publia chez Bonarigo à Venise, de façon anonyme, une sorte d’almanach des théâtres italiens, intitulé Le glorie della poesia e della musica contenute nell’esatta notitia de teatri della città di Venezia. Quinze ans plus tard, ce fut le tour d’un autre amateur vénitien, Antonio Groppo, copiste, libraire et imprimeur de musique à Venise (vers 1700 – vers 1765). Tentant de corriger les erreurs de ses prédecesseurs, il fit paraître un Catalogo di tutti i drammi per musica recitati ne’ teatri di Venezia dall’ anno 1637 all’annon presente (1745).

Au XIXe siècle, la chronologie des opéras vénitiens fut l’objet de nouveaux travaux. Francesco Caffi (1778 – 1874), historien de la musique, après avoir travaillé sur la musique religieuse de la Cappella San Marco, laissa inachevée une Storia della musica teatrale in Venezia, qui ne fut publiée qu’en 1925. En 1878, le comte Giovanni Salvioli publia à Milan, chez Ricordi, sous le pseudonyme de Livio Niso Galvani, I teatri musicali di Venezia nel secolo XVII (1637-1700), dans lesquels les opéras sont classés par théâtre et par ordre chronologique, et assortis de précieux commentaires.

Les erreurs de Cristoforo Ivanovich devaient immanquablement attirer à nouveau l’attention des chercheurs. Certaines sont manifestes, tel le nombre excessif d’opéras attribués à Francesco Cavalli, parmi lesquels on trouve aussi bien l’Adone de Monteverdi que la Finta pazza ou le Bellerofonte de Sacrati. Il revenait à un étudiant américain, Thomas Walker, d’opérer les rectifications nécessaires dans Gli errori di Minerva al tavolino : osservazioni sulla cronologia delle prime opere veneziane, en 1976.