Le signor Antonio, un castrat pas comme les autres

Quand on lit la liste des acteurs de la tragédie de Cadmus et Hermione, lors de la reprise de 1678 à Saint-Germain en Laye, on voit apparaître un Signor Antonio dans le rôle de l’Amour. Que faisait donc un Italien dans une distribution exclusivement française ? Un chanteur italien ! Et pourquoi pas un castrat ! Et en effet, le Signor Antonio n’était autre que le castrat soprano Antonio Bagniera (*).

En 1648, la Fronde avait chassé de Paris la première vague de musiciens italiens. C’était l’époque où, après avoir été encensé pour ses décors de l’Orfeo de Rossi, le « grand sorcier » Giuseppe Torelli était obligé de franciser son nom en Torel, et où le jeune Lulli échappait de peu au lynchage…

Une seconde vague de chanteurs italiens, celle qui avait représenté Ercole amante en 1662, avait quitté Paris à la suite de Cavalli, ou avait été chassée par Louis XIV en 1666.

Pourtant, lorsque des castrats italiens revinrent en 1679, recrutés par Paolo Lorenzani, à la demande du même Louis XIV, ils retrouvèrent l’un des leurs : Antonio Bagniera, qui avait su passer entre les mailles du filet, selon l’expression de Patrick Barbier (**).

Antonio Bagniera était né en 1638 – comme Louis XIV -, en Suisse, mais de parents italiens. Il était venu en France à l’âge de douze ans, à la suite de son père qui faisait partie du corps des gardes suisses. Entré chez les pages de la Chapelle, il était doté d’une voix de soprano, dont Anne d’Autriche rafollait, faisant monter le jeune garçon sur une table. Il faut dire qu’il était de petite taille : adulte, il dépassait à peine1,30 mètre !

Le jeune Antonio savait que la belle voix qui suscitait tant d’admiration était son seul bagage dans la vie. Quand sa voix muerait, que pourrait-il espérer, lui que l’on décrivait comme doué de la figure la plus grotesque qu’on puisse s’imaginer. Il était bossu par derrière et par devant, il avait les jambes toutes tortues et bancroches, le nez et le menton d’une longueur démesurée et qui se touchaient presque l’un et l’autre…

A moins que… Ce que tant de jeunes garçons italiens avaient subi, il le choisit volontairement : Antonio Bagniera se fit castrer clandestinement, par un de ses cousins, chirurgien à Paris, sous la promesse d’un secret inviolable.

Bien entendu, on ne manqua pas, au fils des années, de s’étonner que sa voix ne mue pas, et qu’au contraire, elle embellisse et se rafermisse. On découvrit quelle en était la cause, et l’affaire arriva aux oreilles de Louis XIV. On raconte que, fort mécontent, il somma le chanteur de lui révéler le nom de celui qui l’avait opéré. «J’ai donné ma parole d’honneur de ne point le nommer , et je supplie Votre Majesté de ne pas m’y contraindre. — Tu fais bien , lui répondit Louis XIV , car je le ferais pendre, et c’est ainsi que je ferai traiter le premier qui s’avisera de commettre une pareille abomination. » Antonio fut chassé de la musique du roi, puis réintégré quelques temps plus tard, à la demande du capitaine des Gardes suisses.

Les castrats arrivés avec Lorenzani rejoignirent Bagniera à la Chapelle royale. L’Opéra leur était pratiquement interdit. Mais toutes les règles ont des exceptions, et c’est ainsi que Bagniera fut sollicité pour des rôles exceptionnels : pour Alceste, en 1677 ; et pour Cadmus et Hermione, en 1678, dans le rôle de l’Amour, où, par sa petite taille et sa voix de soprano, il se fondait au milieu des Pages de la Chapelle ; pour Bellerophon, en 1680, dans un rôle de Faune, dans le Prologue ; pour le Triomphe de l’Amour, en 1681, pour un petit rôle.

Antonio Bagniera, tout laid et contrefait qu’il était, connut une longévité exceptionnelle : on dit qu’il chantait encore à quatre-vingt dix ans, et il vécut jusqu’à cent-deux ans, soit en 1740.

Un castrat vraiment pas comme les autres !

(*) ou Bannieri, orthographe retenue notamment par Fétis

(**) voir La Maison des Italiens – Grasset – 1998

Jean-Claude Brenac – Janvier 2009