Jacopo il Zazzerino et Giulio il Romano : rivalité au Palais Pitti

L’histoire de l’opéra a toujours aimé les rivalités entre compositeurs. On pense à Lully et Charpentier, Haendel et Porpora, Glück et Piccini, et à bien d’autres.

Curieusement, l’opéra est né sous le signe d’une rivalité – supposée ou réelle – qui opposa Jacopo Peri, dit il Zazzerino (*), à Giulio Caccini dit il Romano, et à laquelle on doit de disposer de deux opéras portant le même titre – « Euridice » -, composés la même année – 1600 – sur le même livret – de Rinuccini – et représentés sur le même théâtre – le palais Pitti.

On le sait, c’est pour fêter le mariage de Henri IV de France avec Marie de Médicis, que Ferdinand Ier, Grand-duc de Toscane, décida de faire représenter un « dramma per musica » qui allait entrer dans l’histoire comme étant le premier opéra dont la partition ait été conservée.

Pour la petite histoire, et comprendre ce qui valait à la jeune Marie – alors âgée de dix-sept ans – l’honneur d’être la seconde des Médicis à épouser un roi de France – il convient de préciser que les Florentins avaient financé le prétendant béarnais qui leur devait la bagatelle d’un million d’écus d’or. Epouser la nièce du duc réduisit la dette du Béarnais à quatre cents mille écus…

Même si le bon roi Henri ne mit pas les pieds en Italie à l’occasion de son mariage – celui-ci ayant lieu par procuration – les Médicis mirent un point d’honneur à se poser comme les héritiers raffinés de la civilisation classique. L’occasion était belle, de plus, de donner aux honorables membres de la fameuse Camerata qui s’était réunie d’abord chez le comte Bardi, puis chez Jacopo Corsi, la possibilité de concrétiser leurs recherches visant à renouer avec les secrets de la déclamation antique.

Pour mener à bien l’entreprise, il fallait choisir un librettiste, un thème et un compositeur.

Pour le livret, on fit confiance au poète Ottavio Rinuccini, membre de la Camerata, qui avait déjà fourni à Jacopo Peri, quelques années auparavant, le livret d’une « Dafne ». Disciple du Tasse, il excellait dans un style pastoral tout à fait adapté aux circonstances.

Pour le thème, on s’orienta cette fois vers le mythe d’Orphée. Traité par Virgile et Ovide, il était implanté dans la culture florentine depuis plus d’un siècle, lorsque le poète Angelo Poliziano avait écrit un « Orfeo », mis en musique par plusieurs compositeurs. Poliziano était protégé par Laurent le Magnifique, tous deux pétris de la culture platonicienne de Marsilio Ficino, l’humaniste par qui Florence était devenue l’âme de la Renaissance. Or Platon était un initié du culte orphique…

Bien entendu, par égard pour la jeune épousée, le titre « Orfeo » laissa la place à celui d' »Euridice », la nymphe devenant la véritable héroïne du drame. Et Rinuccini s’empressa de modifier la fin du mythe de façon qu’Euridice revienne définitivement à la vie. Ce qui fit de lui le premier librettiste à se conformer à la règle du « lieto fine » qui allait devenir une des conventions de l’opéra, à laquelle le grand Métastase lui-même dut se soumettre.

Restait à choisir le compositeur. Sur les rangs, trois prétendants : Jacopo Peri, Giulio Caccini, et Emilio de’ Cavalieri. tous trois au service de la cour ducale, tous trois membres de la Camerata, tous trois apôtres de la monodie et du « recitar cantando ».

Le Grand-duc trouva une solution « à la florentine » : Peri, « gran maestro d’armonia », mieux en cour, dit-on, fut désigné comme compositeur principal. Mais Caccini, qui avait bénéficié d’une autre commande – « Il Rapimento di Cefalo » (**) – ne fut pas oublié : quelques uns de ses airs furent intégrés dans l’Euridice de Peri. Quant à Cavalieri, il fut chargé des intermèdes.

La représentation eut lieu le 6 octobre 1600, au Palais Pitti : Jacopo Peri tenait le rôle d’Orfeo, la soeur de Caccini était Euridice, Francesco Rasi, ténor aigu, était Aminta, et Brandino interprétait Arcetro. Jacopo Corsi tenait le clavecin, accompagné d’un chitarrone, d’une « viola da bracchia » et d’un « lutio grosso ».

Le succès fut immense, et il faut croire que Giulio Caccini en conçut un certain dépit, même si son « Rapimento di Cefalo », représenté auelques jours après, avait, lui aussi, été apprécié. Quand décida-t-il de composer « son » « Euridice » ? Après ou avant celle de Peri ? Sans doute après. Ce qui est certain, c’est qu’il s’empressa de la publier, avant même qu’elle soit représentée. La date de publication n’est pas certaine, mais n’est pas postérieure à janvier 1601, soit près de deux ans avant la représentation de l’oeuvre au palais Pitti, qui n’eut lieu que le 5 décembre 1602, et sans grand succès, à l’occasion de la visite de deux cardinaux. Quant à l' »Euridice » de Peri, elle ne fut publiée qu’après celle de Caccini.

Entre Peri et Caccini, l’histoire a choisi. Peri est le « gentil », le créateur de l’opéra, et Caccini le « méchant », le jaloux, le pâle imitateur. De fait, l' »Euridice » de Peri a connu de nombreuses représentations et plusieurs enregistrements. Celle de Caccini ne peut en dire autant. Les occasions de l’entendre sont rarissimes, et l’unique enregistrement, réalisé en 1980 à la Maison de la Culture de Rennes, n’a même pas été reporté en CD.

Même la hiérarchie n’est pas près d’être inversée en faveur de Caccini, on se prend à souhaiter qu’une bonne fée baroqueuse se penche un jour sur cette oeuvre méconnue d’un compositeur qui irrite par sa propension à tirer la couverture à lui, mais dont on ne peut nier le rôle que jouèrent ses « Nuove Musiche » dans l’avènement de la monodie accompagnée.

(*) « le mal-peigné »

(**) « L’Enlèvement de Céphale »

Jean-Claude Brenac – Janvier 2004