Le Retour d’Ulysse est bien de Monteverdi !

« Il Ritorno d’Ulisse non e di Claudio Monteverdi ! »

C’est en 1942 que Giacomo Benvenuti jeta un gros pavé dans la mare en affirmant que Monteverdi n’était pas le compositeur du Ritorno d’Ulisse in Patria. Il poussait ainsi à son paroxysme une polémique née de la découverte successive d’une partition à Vienne et d’un livret à Venise.

Depuis la publication par Cristoforo Ivanovich de ses « Memorie teatrali di Venezia », en 1681, on connaissait l’existence d’un Ulisse, de Claudio Monteverdi, son avant-dernier opéra, qui, selon Ivanovich, aurait été créé au Teatro San Cassiano de Venise en 1641. Né en 1620 en Dalmatie, Cristoforo Ivanovich s’était installé en 1657 à Venise, où il était devenu secrétaire du Procurateur de la basilique San Marco. Il écrivait des livrets d’opéra, notamment pour Cavalli et Ziani, et s’était appliqué à dresser un catalogue de tous les opéras représentés à Venise depuis 1637, date de l’ouverture au public du premier théâtre italien, le San Cassiano. Ouvrage précieux, mais entaché de quelques erreurs.

Pendant longtemps, on ne sut rien d’autre de cet opéra qui, comme beaucoup d’autres de Monteverdi (1),passait pour perdu. Jusqu’à ce qu’on découvre à la Bibliothèque nationale de Vienne une partition manuscrite d’un Ritorno d’Ulisse, en trois actes, sans page de titre, ni nom d’auteur ou de compositeur, ni date. Elle faisait partie d’une collection réunie pour l’empereur Léopold Ier, dont elle porte un portrait en médaillon.

Qui fit cette découverte, et quand ? Certainement pas, comme on peut le lire (2), August Wilhelm Ambros en 1880. A cette date, en effet, Ambros était déjà décédé depuis quatre ans ! Né en Bohême en 1816, August Wilhelm Ambros était pianiste, compositeur et musicologue, auteur d’une monumentale Histoire de la Musique. Après avoir été professeur d’histoire de la musique à Prague, il vint vivre à Vienne, où il mourut en 1876.

En fait, la partition viennoise comporte une inscription manuscrite, de signature illisible : « Auctor musicus est Cl. Monteverdi judicibus Kiesewetter, Molitor et Ambros », où Ambros ne vient qu’en troisième. Raphael Georg Kiesewetter, conseiller impérial, était son oncle : sa soeur, pianiste estimée, était la mère d’Ambros. Guitariste, bassoniste, chanteur, il organisa en 1816 une académie de musique consacrée aux oeuvres musicales italiennes des XVI e et XVIIe siècles, et c’est à cette occasion qu’il attribua, le premier, à Monteverdi la paternité du manuscrit viennois anonyme. Il mourut en 1850, deux ans après Simon Molitor, également guitariste et professeur de musique.

C’est une copie manuscrite du livret qui fut découverte à Venise, à la Biblioteca Marciana, située sur la place St Marc, mentionnant le nom du compositeur, Monteverdi, ainsi que celui du librettiste, Giacomo Badoaro, avec les mêmes lieu et date de création qu’Ivanovich . Huit autres copies du livret devaient être retrouvées par la suite, conservés à la Biblioteca Marciana, à la Biblioteca del Museo Correr et à la Biblioteca della Casa Goldoni.

Il n’y aurait guère eu matière à polémique si le rapprochement de la partition viennoise et du livret vénitien n’avait fait apparaître des différences non négligeables. C’est sur la base de ces différences, qu’Emil Vogel, en 1887, fut le premier à émettre des doutes sur la paternité de Monteverdi.

La principale tient à la structure en trois actes de la partition, alors que le livret en compte cinq. Vogel fit valoir l’attachement de Monteverdi à la structure en cinq actes, comme pour l’Orfeo.

La seconde a trait aux prologues, complètement différents dans la partition viennoise – avec la Fragilité humaine, le Temps, la Fortune et l’Amour – et dans le livret vénitien – avec le Destin, la Prudence et la Constance. Si un nouveau prologue fut réécrit pour Vienne, on peut supposer que Monteverdi n’en serait pas l’auteur.

Enfin, de nombreux choeurs et un ballet mentionnés dans le livret manquent dans la partition, alors que Monteverdi n’aurait pas manqué d’y déployer ses talents de polyphoniste.

L’oeuvre n’en fut pas moins éditée par Robert Maria Haas (1886 – 1960), bibliothécaire à la Bibliothèque de Vienne en 1922, sous le nom de Monteverdi.

C’est donc vingt ans plus tard, à l’occasion de l’exécution de l’oeuvre au Maggio musicale de Florence, dans une version préparée par Luigi Dallapicola, le 23 mai 1942, que le compositeur et musicologue Giacomo Benvenuti (3) relança la polémique, dans un article paru dans « Il Gazzettino di Venezia » du 17 mai.

La polémique fit long feu – les arguments avancés n’étant guère convaincants – et personne, aujourd’hui, ne conteste plus que Monteverdi soit l’auteur principal de la partition. Plusieurs documents l’attestent en effet : une lettre de l’auteur du livret des Nozze di Enea con Lavinia, une lettre de Badoaro à Monteverdi, la préface par Badoaro de l’Ulisse errante, un livret intitulé Le Glorie della Musica (4).

Reste que le doute demeure pour le prologue, et que certains soupçonnent que la partition comporte des passages d’une autre main que Monteverdi. La contribution de Francesco Manelli est notamment évoquée pour les rôles des divinités, notamment ceux de Minerve, tenu par sa propre épouse, Maddalena, et de Neptune, qu’il tenait lui-même.

Quant à la date et au lieu de création, les recherches musicologiques les ont fait évoluer. Plutôt que durant le carnaval 1641, au Teatro S. Cassiano, on pense aujourd’hui que le Ritorno d’Ulisse a été créé au Teatro SS. Giovanni e Paolo, durant le carnaval de 1640, par la troupe de Francesco Manelli. Il y aurait connu dix représentations, avant d’être exécuté, quelques mois plus tard, au Teatro Guastavillani de Bologne. Il aurait été repris à Venise la saison suivante, durant le carnaval 1641, toujours au SS. Giovanni et Paolo.

Jean-Claude Brenac – Février 2007

(1) voir édito d’octobre 2003 « Mantoue saccagée, Venise indifférente, sale temps pour les oeuvres scéniques de Monteverdi ! »

(2) notamment dans L’Avant-Scène Opéra – Le Retour d’Ulysse

(3) Benvenuti devait mourir peu après, le 20 janvier 1943

(4) pour en savoir plus, on ne peut que conseiller la lecture de la notice très fournie (malheureusement en anglais) du coffret d’Il Ritorno d’Ulisse, édité récemment par Brilliant Classics