Chaste, puis amoureux, avant d’être furieux, tel fut Roland

Avant le Roland furieux de l’Arioste, il y eut le Roland chaste de la Chanson de Roland, puis le Roland amoureux de Boiardo.

Comme on ne le sait généralement pas, la Chanson de Roland fut écrite quelque trois siècles après les faits historiques auxquels elle se rapporte : Charlemagne y est censé avoir conquis toute l’Espagne hormis Saragosse, toujours aux mains des Sarrasins (1) ; le roi Marsile accepte la paix à condition que l’armée franque quitte l’Espagne. Roland voudrait poursuivre la guerre, mais Charlemagne préfère suivre les conseils de Ganelon de Mayence, partisan de faire confiance à Marsile. Sur proposition de Roland, Ganelon est désigné pour négocier la paix. Plein de ressentiment contre Roland, Ganelon s’entend avec Marsile pour que l’armée sarrasine attaque en force l’arrière-garde des Francs menée par Roland. Avec son épée Durandal, don d’un ange, le paladin s’y bat glorieusement. mais ses guerriers, autour de lui, tombent l’un après l’autre, notamment son ami Olivier et l’archevêque Turpin. Ce n’est qu’au moment où il est mortellement blessé que Roland se résigne à souffler dans son oliphant, cor magique, pour appeler Charlemagne à son secours. Celui-ci revient en arrière, trop tard. Les Sarrasins sont exterminés, et Ganelon finira écartelé.

Curieusement, la Chanson de Roland n’apprend pas grand chose sur Roland. On sait seulement qu’il est comte, préfet de la Marche de Bretagne, entre la Normandie et la Bretagne. Qu’il est le neveu de Charlemagne, et que Ganelon est son parâtre. Et qu’il est fiancé à Aude, la soeur d’Olivier, qui s’éteindra en apprenant sa mort. Son caractère est celui d’un soldat, brave entre les braves, tout à la défense de la France et de la chrétienté.

Il faut puiser dans les sources italiennes – où Roland est devenu Orlando – pour en savoir plus. Ainsi serait-il né en Italie, fils de Milon de Clermont, porte-drapeau de Charlemagne, et de Berthe, soeur de ce dernier, que Milon avait enlevée. Personnage austère dans la Chanson de Roland, les Italiens en ont fait un mélancolique, fanatique de la continence – il n’a jamais touché une femme, même la sienne – et affecté de strabisme ! Nous voilà encore bien loin du Roland furieux de l’Arioste !

Avec Boiardo, Roland perd de son goût pour la continence. Matteo Maria Boiardo (**) était un dignitaire de la cour des Este de Ferrare. Ferrare où, en cette seconde moitié du XVe siècle, on se nourrissait de poésie épique. Chargé par la famille d’Este de lui trouver des origines chevaleresques, il s’attela au poème de l' »Orlando innamorato » qu’il écrivit dans un italien incertain, mêlé de patois. A tel point que, lorsque le toscan s’imposa en Italie, au XVIe siècle, un certain Francesco Berni (***) le réécrivit dans ce langage littéraire. Boiardo mourut en 1494. Ludovico Ariosto – l’Arioste – avait alors vingt ans. C’est dix ans après, en 1504, qu’il devait entreprendre son « Orlando furioso », y consacrant trente années de sa vie.

Afin de pouvoir s’emparer des paladins chrétiens, et d’abord des deux cousins et champions Orlando (Roland) et Rinaldo (Renaud), Galafron, roi du Cathaï (la Chine), envoie à Paris ses deux enfants : Angélique, infiniment belle et experte ès arts magiques, et Argail, guerrier aux armes enchantées et au heaume à l’épreuve de toute lame. Comme si cela ne suffisait point, ils sont également nantis d’un anneau qui les rend invisibles.

Argail lance un défi : le chevalier qui parviendra à le désarçonner obtiendra la main de sa soeur ; en revanche, désarçonné lui-même, il deviendra l’esclave d’Argail. Dès qu’ils voient Angélique, tous les chevaliers présents, chrétiens et infidèles – c’est la trêve de Pâques, ils assistent tous au tournoi (!) – tombent amoureux d’elle, jusqu’au roi Charles lui-même, qui en perd son esprit. Après toute une série de combats heureux, Argail est occis par le sarrasin Ferragus. Mais voilà surgir Roland, qui dispute au vainqueur la belle proie. Angélique en profite pour s’enfuir, grâce à la bague qui la rend invisible, et elle sera vainement poursuivie par Rinaldo. Dans sa fuite, Angélique assoiffée se désaltère à une source magique, qui est celle de l’amour : et la voilà amoureuse de Rinaldo. Lequel boit lui-même à une autre source enchantée, qui est celle du désamour : amoureux lui aussi d’Angélique avant, il devient son ennemi et s’éloigne d’elle. Ne pouvant pas vivre sans lui, Angélique le fait enlever dans un esquif enchanté, mais Rinaldo ne veut guère d’elle : après nombre d’errances d’une île à l’autre, il réussit à lui échapper.

Retournée au Cathaï, dans la forteresse d’Albraqua. Angélique va y être assiégée par Agrican, roi des Tartares et par Sacripant, roi des Circassiens, eux-mêmes amoureux malchanceux. Le premier va l’emporter. Seulement voilà resurgir Orlando, toujours amoureux et qui a échappé à d’autres charmes : pour la défense d’Angélique, il se bat une nuit et un jour durant avec Agrican et le tue, non sans que, mortellement blessé, Agrican ait demandé à son adversaire le baptême chrétien.

Tandis que les paladins s’ébattent dans tout l’Orient, la France est menacée par des invasions constamment renouvelées. Il y a eu d’abord Gradasse, roi de Séricaine, lequel, réussi à capturer le roi Charles lui-même, mais a été défait ensuite par Astolphe, qui est entré en possession de la lance enchantée de feu Argail, sans on connaître les vertus. Le tour est venu ensuite d’Agramant, roi d’Afrique, qui dépêche le roi Rodomont (ou « Rouge-montagne ») en Provence. tout en faisant franchir les Pyrénées au roi Marsile, et cela toujours sur l’instigation de Ganelon de Mayence. Rinaldo se précipite au secours du roi Charles en danger, et Angélique de courir sur ses traces en se faisant accompagner par Orlando. Comme ils passent devant les deux sources enchantées, c’est Angélique qui s’abreuve cette fois à la fontaine de la haine, Rinaldo à celle de l’amour. Et voilà Rinaldo et Orlando à nouveau rivaux : à un moment aussi grave pour les armées chrétiennes, les deux cousins ne se préoccupent que de leur querelle.

C’est alors que le roi Charles propose son arbitrage : Angélique, confiée au vieux duc Namus de Bavière, qui la tiendra sous clef, sera attribuée à celui des deux champions qui se sera le mieux battu contre les infidèles. Et c’est à Montauban qu’a lieu le combat décisif, au cours duquel que Roger (ou Ruggiero), chevalier sarrasin descendant d’Hector de Troie, rencontre Bradamante, la soeur de Rinaldo, et, tout ennemis qu’ils sont, ils se muent en amoureux.

Ainsi est « attestée » la légende d’après laquelle la lignée des Este était issue du mariage de Roger de Risa et de Bradamante de Clermont, et non pas, comme l’insinuaient certains détracteurs, de l’infâme Ganelon de Mayence.

Un peu laborieuse, la démonstration, mais comment ne pas être reconnaissant à Boiardo d’avoir fait de Roland-Orlando un véritable héros d’opéra !

Jean-Claude Brenac – Décembre 2004

(*) La vérité historique est moins glorieuse : en 778, Charlemagne tenta une expédition malheureuse contre Saragosse, et dut repasser les Pyrénées ; la Catalogne fut la seule conquête qu’il arracha à l’émir de Cordoue.

(**) Mateo Maria Boiardo (1441 – 1494)

(***) Francesco Berni (1497 – 1536)