Les bons mots de Sophie

À dix-sept ans, Sophie Arnould était courtisée par le chevalier de Malézieux, ancien familier de la duchesse de Sceaux. Plus tout jeune, avec ses soixante ans. Il avait beau se peindre les sourcils, se faire la barbe deux fois par jour, et proposer 40 000 livres de rente, Sophie boudait. Il crut la convaincre en lui donnant l’exemple de Mme de Maintenon, qui, n’étant alors que Mlle d’Aubigné, avait épousé le cul-de-jatte Scarron. A quoi Sophie répondit : Dès demain, je fais un tel mariage, à condition que mon mari commencera par être cul-de-jatte et finira par être roi !

Qui croire des descriptions de Sophie Arnould au temps de ses débuts ? Elle disait d’elle-même : J’ai la taille petite, mais svelte et régulière. J’ai la jambe bien faite, le pied joli, le bras, la main comme les modèles. L’oeil bien taillé, la physionomie ouverte, attrayante, spirituelle. D’autres étaient moins indulgents, tel celui qui ne lui voyait qu’une figure longue et maigre, une vilaine bouche, des dents larges et déchaussées, une peau noire et huileuse, et tel autre une peau extrêmement noire et sèche, la bouche pleine de salive, ce qui fait qu’en vous parlant elle vous envoie la crème de son discours au visage

Et sa voix ? Assez agréable, disait-elle, faible, mais sonore, juste et timbrée, et sans autre vice qu’un petit grasseyement. Il faut comprendre : un filet de voix, sans force, sans étendue et sans ampleur. Comme disait un de ses admirateurs, l’abbé Ferdinando Galiani : C’est le plus bel asthme que j’aie entendu chanter.

Durant sa vie tumultueuse, elle n’eut qu’un seul grand amour, M. de Lauraguais, dont elle disait : Il m’a donné deux millions de baisers, et m’a fait verser plus de quatre millions de larmes. Lauraguais professait des idées peu compatible avec la monarchie, et fut emprisonné en 1763. Il fallut l’esprit de Sophie Arnould pour le faire libérer : à Choiseul qui la félicitait de faire une Iphise charmante lors d’un concert à Versailles, elle répondit : Iphise vous supplie de lui rendre son Dardanus. Et il lui fut rendu, ce qui permit aux deux amants de continuer à s’entre-déchirer. Mais se rémémorant leurs incessantes brouilles et retrouvailles, Sophie soupirait : C’était le bon temps ! j’étais bien malheureuse !

Ce qui ne l’empêchait pas d’aller de bras en bras, et de répliquer à sa mère qui lui reprochait d’aller d’amant en amant : Cela leur fait tant plaisir et me coûte si peu !

Ses bons mots couraient Paris. Rencontrant un jour, dans le bois de Romainville, le poète Bernard en train de rêver à son Art d’aimer, qui lui confiait : Je m’entretiens avec moi-même, elle lui répondit : Prenez garde, vous causez avec un flatteur. Quant à Beaumarchais qui se flattait d’avoir été poursuivi, condamné et blâmé par le Parlement, il se vit rappelé à plus de retenue : ce n’est pas le tout d’être blâmé, monsieur de Beaumarchais, il faut aussi savoir rester modeste.

La mort de son petit chien mit Paris en émoi. Elle avait jugé préférable de le confier à un magnétiseur plutôt qu’à un vétérinaire. Il guérit, puis mourut. Au moins, est-il mort en bonne santé, se consola-t-elle.

Sophie Arnould eut de nombreux succès, et… autant de rivales. Ainsi la Clairon, dont Sophie Arnould avait été l’élève. A la suite d’une indélicatesse d’un acteur, la Clairon avait refusé de jouer dans une pièce, le Siège de Calais, et la Clairon fut emmenée au For-l’Évêque, clamant : le Roi peut faire ce qui lui plaît de ma personne et de mes biens, il ne peut rien à mon honneur. Ce qui fit dire à Sophie Arnould : Naturellement, là où il n’y a rien, le Roi perd ses droits !

Elle n’était pas plus tendre avec la Guimard, qui était petite et maigre, et dont elle dit un jour, en la voyant danser avec deux autres danseurs : J’ai cru voir deux chiens se disputer un os.

Mlle Allard, réputée légère, subit aussi ses sarcasmes. Un jour que celle-ci faisait admirer un portrait où elle était représentée nue, allongée sur un siofa, et qu’un de ses amants faisait remarquer que le visage était ressemblant, Sophie Arnould répliqua : Ça ne fait rien, enlevez la tête, tout Paris reconnaîtra le reste !

Une autre chanteuse, Mlle Laguerre, lui donna un jour l’occasion d’un bon mot. Il faut dire que Mlle Laguerre sacrifiait autant à Bacchus qu’à Orphée. Un jour qu’elle jouait Iphigénie en Tauride, elle parut en état d’ivresse, chancelante, ce qui fit dire à Sophie Arnould : Ce n’est plus Iphigénie en Tauride, c’est Iphigénie en Champagne !

Quant à Rosalie Levasseur, elle avait réussi à détourner le chevalier Gluck de Sophie Arnould, et à se faire attribuer le rôle d’Alceste. Sophie Arnould se vengea du succès de sa rivale en lâchant : Ce n’est pas étonnant, elle a la voix du peuple !

Mais le public est versatile. Après avoir été adulée, Sophie commença à passer de mode. Elle dut entendre chanter : Caron t’appelle, entends sa voix, ou applaudir lorsqu’elle chantait Iphigénie disant à Achille : Vous brûlez que je sois partie, ou encore tel critique affirmer : Sophie Arnould chante encore aussi bien qu’elle ait jamais chanté – reste à savoir si elle a jamais chanté. Elle soupirait : Je paie tous les jours l’honneur de m’être élevée par la peine de me soutenir.

Sophie Arnould se retira en 1778. Il lui restait vingt-quatre années a vivre, dans une misère croissante. Elle avait elle-même choisi son épitaphe : Beaucoup de péchés lui seront pardonnés, car elle a beaucoup aimé.

Jean-Claude Brenac – avril 2008