La tragédie lyrique après Lully (2) : en attendant Rameau

Au tournant du XVIIIe siècle, la tragédie en musique, qui doit désormais partager l’Académie royale de musique avec l’opéra-ballet, attend du sang neuf.

La concurrence est-elle un stimulant ? Durant les quinze premières années du nouveau siècle, on va assister à un étonnant foisonnement sur la scène du Palais Royal.

Il y a d’abord les « anciens » qui jettent leurs derniers feux : Henry Desmarest avec « Iphigénie en Tauride » (1704), Marin Marais avec « Alcione », dont la tempête , accompagnée de roulements de tambour, fit gros effet (1706), et même Pascal Colasse, la même année, avec « Polyxène et Pyrrhus ».

Il y a aussi les nouveaux « poids lourds » : dès 1699, un nouveau venu entre en scène, avec « Amadis de Grèce ». Curieux personnage qu’André Cardinal Destouches, que rien ne semblait destiné à animer la vie musicale : éduqué par les Jésuites, il voyage jusqu’au Siam, à quinze ans, puis devient mousquetaire du roi. A vingt-deux ans, il abandonne l’armée, travaille avec Campra, et, avec le concours de son cousin librettiste Houdar de La Motte, produit coup sur coup une pastorale héroïque, « Issé », en 1697, qui a l’heur de plaire au roi, puis « Amadis de Grèce » et « Marthésie » en 1699, puis encore « Omphale » en 1701. Le succès est au rendez-vous, mais une image d’amateur colle à la peau de Destouches. Il fera une belle carrière à l’Opéra, mais en tant qu’…inspecteur général, puis directeur, revenant toutefois épisodiquement à la tragédie lyrique, avec « Télémaque et Calypso » en 1714, « Sémiramis » en 1718.

Mais le vrai « poids lourd, en ce début de siècle, c’est, bien sûr, André Campra. Aixois monté à Paris à trente-quatre ans, il symbolise le renouveau du théâtre lyrique. Déjà auréolé du succès des opéras-ballets – « L’Europe galante », « Le Carnaval de Venise » – son coup d’essai dans le monde de la tragédie en musique est un coup de maître : « Hésione », en 1700, rencontre un grand succès, et connaîtra de nombreuses reprises. Puis ce sera « Tancrède », en 1702, énorme succès qui se perpétuera jusqu’en 1764 (près de 180 représentations !). Les tragédies lyriques de Campra vont jalonner les premières années du nouveau siècle – « Télémaque ou les Fragments des Modernes », simple pastiche, « Alcine » (1705), « Hippodamie » (1708), « Idoménée » (1712), « Télèphe » (1713). Mais Campra ne retrouvera jamais les succès d' »Hésione » et, surtout, de « Tancrède », se consolant du côté de l’opéra-ballet, notamment avec « Les Fêtes vénitiennes » (1710).

Il y a enfin les « petits nouveaux », le plus souvent instrumentistes à l’Académie royale de musique, qui tentent leur chance : Theobaldo Gatti, joueur de basse de viole à l’Opéra, donne « Scylla » en 1701 ; François Bouvard, chanteur à l’Opéra, puis violoniste, donne « Médus » en 1702, puis « Cassandre » en 1706, en collaboration avec Thomas Bertin de La Doué ; ce dernier, violoniste et claveciniste à l’Opéra, poursuit avec Diomède » en 1710, Ajax en 1716 ; Jean Féry Rebel, violoniste à l’Opéra, donne « Ulysse » en 1703 ; Louis de La Coste, choriste puis maître de chant et chef d’orchestre à l’Opéra, donne « Philomèle » en 1705, « Bradamante » en 1707, « Créuse » en 1712, « Orion » en 1728 ; Jean-Baptiste Stuck, dit Batistin, violoncelliste à l’opéra, donne « Méléagre » (1709), « Manto la Fée » (1710), et encore « Polydore » (1720) ; Jean-François Salomon, joueur de basse de viole dans la Musique du roi donne « Médée et Jason » (1713), puis « Théonoé » (1715) ; enfin Jean-Baptiste Matho donne « Arion » en 1714.

Même si les vrais succès sont peu nombreux – les Lullistes y veillent – jamais on ne retrouvera une période aussi riche. Alors que, de 1700 à 1715, on comptait près d’une vingtaine de nouvelles tragédies en musique, de 1715 à 1730, on n’en compte plus qu’une poignée ! Le genre semble s’épuiser, au profit de formes plus légères plus ou moins bien définies : pastorale héroïque, opéra-ballet, ballet héroïque, divertissement.

Il faut attendre 1732 pour qu’il se passe vraiment quelque chose : la représentation en public d’un opéra sur un sujet biblique, « Jephté ». Michel Pignolet de Montéclair, bassiste à l’Opéra, pédagogue réputé, et l’abbé Pellegrin, son librettiste, n’ont certes pas créé l’opéra sacré. Il suffit de penser au « David et Jonathas » de Marc Antoine Charpentier, antérieur de plus de quarante ans. Mais le représenter à l’Opéra constituait un pari risqué – le cardinal de Noailles réussit d’ailleurs à interrompre les représentations, l’histoire sainte étant à ses yeux incompatible avec un divertissement profane – mais le pari fut finalement gagné, puisque « Jephté » dépassa la centaine de représentations en trente ans.

Mais le meilleur titre de gloire de « Jephté » est peut-être d’avoir déclenché la fibre lyrique chez un musicien qui, à cinquante ans, passait plus pour un théoricien de la musique que pour un compositeur dramatique.

La route de la tragédie biblique ayant été fermée par la censure, nous privant de « Samson » sur un livret de Voltaire, Jean-Philippe Rameau se tourna vers la tragédie inspirée de l’antiquité. « Hippolyte et Aricie » fut créée le 1er octobre 1733. La tragédie lyrique allait connaître un nouvel âge d’or.

Et le vieux Campra ne s’y trompait pas lorsqu’il confiait : « Voici l’homme qui nous chassera tous ».

Jean-Claude Brenac – Avril 2004

NB. toutes les tragédies en musique citées font l’objet d’une fiche détaillée (recherche par titre, par compositeur)