CD Caligula delirante

À propos de l’attribution à Nicolò Beregan du livret de Caligula delirante,

mis en musique par Giovanni Maria Pagliardi

Une première observation : le nom de Beregan n’apparaît jamais dans aucun des livrets qui lui sont attribués. Mais les Memorie teatrali de Cristoforo Ivanovich lui attribuent (sous la forme Nicolà Berengan) l’Annibale in Capua, il Tito, il Genserico et l’Eraclio. Cet ouvrage s’arrêtant en 1680 ne mentionne ni il Giustino, ni l’Ottaviano ; mais les prolégomènes de ces deux ouvrages confirment la filiation :

« Le présent mélodrame est l’enfant de cette nobilissime plume qui, en d’autres circonstances, a donné l’Annibale in Capua, il Tito, il Genserico, & l’Eraclio aux scènes de l’Adria… » Ottaviano, L’imprimeur au lecteur.

« Je consacre à Votre Altesse cet enfant d’une nobilissime plume, dont les vols, par ses nombreuses compositions, l’Annibale, il Tito, il Genserico, l’Eraclio et l’Ottaviano, sont déjà connus de la Renommée. » Giustino, Épître dédicatoire.

Les deux premiers ouvrages montrent par ailleurs une certaine coquetterie dans le jeu avec l’anonymat :

« Le présent mélodrame est le fruit d’une plume des plus nobles, qui, même si par modestie elle souhaite rester inconnue, ne veut pas pour autant que ses vols restent totalement ignorés, et particulièrement à la cour de Hanovre, où les services de l’auteur ont à plusieurs reprises été bien accueillis ».

«  Pour ne pas te pousser exessivement à l’indulgence pour mes inepties, j’ai agi comme Timanthe en te dissimulant mon nom ; mais de t’avoir vu en d’autres circonstances accueillir avec un regard bienveillant mon Annibale, me fait croire que tu recevras avec autant de bonté mon Tito… » Tito, L’auteur au lecteur.

On constate que les énumérations citées ci-dessus ne mentionnent jamais le Caligula. Il y a pourtant un certain nombre de rapprochements troublants. On a déjà signalé plus haut l’emploi du terme melodrama, que Beregan est seul à utiliser. Nous ajouterons quelques autres pistes.

– Beregan, par ailleurs historien, s’est fait une spécialité d’opéras consacrés à l’histoire romaine et centrés sur de grands personnages de cette histoire, avec une prédilection ‘ 4 sur 6 ‘ pour le déclin de l’empire romain. Un Caligula ne détonerait pas dans la série, même si, comme le montre l’existence de la comédie de Gisberti, Beregan n’en a pas l’exclusivité.

Les dédicataires

Le Caligula delirante de 1672 est dédié aux ducs Jean Frédéric et Ernest Auguste de Brunswick, Lunebourg, etc. Or, il y a apparemment des relations constantes entre Beregan et cette famille :

– L’Annibale in Capua, 1661, est dédié à son Altesse Sérénissime Madame Sophie, duchesse de Brunswick et Lunebourg, née princesse électorale palatine. L’épître dédicatoire, comme toutes les suivantes, est signée de l’imprimeur, qui indique que l’auteur souhaite garder l’anonymat par modestie, mais tient néanmoins à ce qu’on sache qu’il a déjà été bien accueilli à la cour de Hanovre.

– Le Genserico de 1669 est dédié à « Madame Benedetta, nata principessa elettorale palatina, duchessa di Bransvick e Luneburgo, ecc. » : « [que Votre Altesse] ne s’indigne pas de voir se réfugier sous l’aile étendue de Brunswick l’enfant d’un noble auteur, qui à d’autres reprises a offert le tribut de sa plume obéissante à la grandeur du sérénissime duc Jean Frédéric son époux, qui est le Numa des princes et la divinité [Nume, ah ah !] des lettrés. Que V.A.S permette que, de même qu’elle a été célébrée en France comme une Vénus céleste descendue dans le monde, de même, l’univers l’admire comme la Minerve de la Germanie, tout comme l’adore l’Elbe en tant que palladium de la religion catholique dans les états de Hanovre. »

– L’Heraclio de 1671 est dédié au duc Ernest Auguste de Brunswick, Lunebourg, Osnabruck, etc.

Les dédicataires sont deux frères et leurs épouses respectives. Jean-Frédéric (1625-1679), converti au catholicisme en 1657, a épousé en 1667 Bénédicte-Henriette-Philippe, fille du comte Édouard Palatin. On ignore ce que Beregan a pu lui dédier auparavant.

Sophie de Bohême (1630-1714) a épousé en 1658 Ernest-Auguste (1629-1698), alors luthérien, évêque d’Osnabruck en 1662, qui deviendra duc de Hanovre à la mort de son frère. Tante de la future princesse Palatine, épouse de Monsieur, frère de Louis XIV, elle échangera une correspondance considérable avec sa nièce, toutes deux étant des femmes de culture.

MAIS : un auteur n’a pas nécessairement l’exclusivité d’un dédicataire généreux ou prestigieux ; ainsi, le Ciro de Provenzale, avec additions de Cavalli, Venise, 1654, est dédié aux « Serenissime Altezze di Giorgio Guglielmo & Ernesto Augusto Duchi di Bransvich, e Luneburg » ; et la reprise de 1665 est dédiée à « Madama SOFIA, duchessa di Bransvich e Luneburg Nata Prencipessa Elettorale Palatina ».

Ellen Rosand, Opera in seventeenth century in Venice, signale que les archives de Hanovre comportent nombre de documents encore inexplorés, notamment une correspondance entre Beregan et le duc, où il apparaît que Beregan était entre autres chargé de recruter des musiciens pour la cour de Hanovre. Les Brunswick entretenaient apparemment des liens étroits, politiques et culturels, avec Venise.

Recoupements textuels

1) deux vers du Caligula delirante (I, ii),

Non regna nel mondo,

Chi finger non sà.

Nul ne règne en ce monde,

S’il ne sait feindre.

se retrouvent mot pour mot dans il Ottaviano de 1683 (III, vi), mais en un seul vers : Non regna nel mondo, chi finger non sà.

2) l’Annibale contient (I, xviii, p. 38) une invocation à la lune à rapprocher de Caligula (II, xv, p. 45)  :

Annibale :

Bella sovra del Sol, Diva Triforme,

Del vago Endimion, che posa e dorme,

Se tra labri vivaci

Prendi furtivi i sonnachiosi baci…

Caligula :

Vaga mia, Diva Triforme,

Dal tuo ben, che posa e dorme

Forse un bacio vuoi rapir ?

On pourrait objecter que les rimes Triforme, désignant la Lune, et dorme, s’agissant d’Endymion, viennent naturellement sous la plume ; on constatera seulement que dans la Calisto de Faustini-Cavalli, où on trouve les mêmes personnages, lorsque Diane voit Endymion endormi et lui vole des baisers II, ii), on a la rime dorme-forme : …ecco che dorme./Ammirabili forme… Faustini, par ailleurs, n’emploie pas Triforme, mais Trigemina.

Vocabulaire mythologico-historico-géographique

Les livrets de Beregan frappent par un déferlement de noms propres empruntés à la mythologie ou à l’histoire ancienne. Leur dénombrement pourrait aboutir à une sorte d’indice d’érudition, ou de pédantisme si l’on veut être critique. En soi, le phénomène est banal ; mais l’inventaire de ces noms montre que Beregan bat des records dans le genre. Il utilise un total de 246 mots différents, dont beaucoup de raretés, entre ses six livrets. Pièce par pièce :

L’Annibale, 1661 : 93.

Il Tito, 1666 : 142 !

Il Genserico, 1669 : 95

L’Eraclio, 1671 : 47

Il Ottaviano, 1682 : 59

Il Giustino, 1683 : 47.

Ce qui donne une moyenne de 80 de ces termes par pièce1.

Le Caligula se limite à 43 mots, dont 5 seulement ne se retrouvent pas dans les livrets de Beregan. Harpie, Lerne, Tityos et Cypris sont fréquents ; les Arimaspes le sont un peu moins.

Certaines convergences nous ont paru spécialement intéressantes :

– Aréthuse, nymphe transformée en source  : « Telle une Aréthuse dans une mer de larmes,

Je devrai toujours pleurer. » (I, xi.) Cette Aréthuse noyée dans ses larmes est également présente dans il Tito, il Genserico et il Ottaviano ; alors qu’on ne la rencontre dans aucun des vingt livrets ayant jusqu’ici fait l’objet du même inventaire.

– Endymion, amant de la Lune, à qui Caligula s’identifie donc, est présent comme terme de comparaison dans l’Annibale, il Tito, il Genserico et il Giustino. Le Latmos, montagne où vit Endymion, est nommé dans il Caligula et dans il Giustino.

– Le Gange, envisagé soit comme lieu du lever du soleil, soit comme chargé d’or, est présent dans tous les livrets de Beregan, et dans le Caligula.

– Oreste est donné comme exemple de folie dans il Tito, comme dans il Caligula.

– Périllus, inventeur d’un taureau d’airain où l’on faisait brûler des victimes, l’offrit à Phalaris, tyran d’Agrigente, qui en fit immédiatement faire l’essai sur l’nventeur. Il sert donc pour représenter quelqu’un qui est l’artisan de ses propres malheurs. Il est nommé à ce titre, outre il Caligula, dans l’Annibale et il Tito. Beregan a sans doute une certaine prédilection pour cette histoire, car il nomme également le taureau d’Agrigente dans il Giustino, et Phalaris dans il Tito et il Genserico.

MAIS Beregan n’en a pas l’exclusivité ; par ex., on le trouve dans le Pompeo Magno de Minato-Cavalli, 1666, III, iii.

– la périphrase « peuple de Quirinus » pour désigner les Romains est présente dans A., T., Ge., C. et O.

– les noms de Phryné et Thaïs, deux courtisanes célèbres, sont utilisés dans il C. comme insultants. On retrouve les deux associées dans l’Avis de l’Imprimeur du Giustino : « Le compositeur du présent mélodrame a écrit pour des génies nobles, détestant faire paraître les Muses, qui sont des vierges, costumées en Thaïs et en Phrynés sur les théâtres, contre la dignité due à une action inventée par des sages, pour freiner le vice et inciter à la vertu. » Phryné est en outre nommée dans il Tito.

MAIS Phryné est aussi nommée dans l’Artemisia de Minato ; et les deux, Phryné et Thaïs, servent à insulter l’héroïne dans le livret de Giuseppe de Totis La Rosmene (Florence, 1689, musique d’A. Scarlatti, acte II, sc. xxii) :

Ah, scélérate Phryné ! / Ah, Thaïs immonde !

On voit donc que même si Beregan n’a l’exclusivité d’aucun de ces emplois, l’addition des rapprochements entre Caligula et les livrets reconnus suggère une parenté.

Faut-il tenir compte du pluriel employé par Gisberti, lorsqu’il parle de « plus valeureux poètes » ? Beregan aurait-il souhaité dissimuler une collaboration ?

(*) page réalisée par Alain Duc