Le Ballet comique de la Reine

COMPOSITEUR Girard de BEAULIEU
LIBRETTISTE La Chesnaye
DATE DIRECTION EDITEUR NOMBRE LANGUE FICHE DETAILLEE
1998 Gabriel Garrido K 617 1 français

 

Balet comique de la Royne, faict aux noces de Monsieur le duc de Joyeuse et Madamoyselle de Vaudemont sa soeur, par Baltasar de Beauioyeulx, valet de chambre du Roy, et de la Royne, sa mère.
Commandé par le roi Henri III à l’occasion du mariage d’un favori du roi Henri III , le duc de Joyeuse (*), alors âgé de vingt-et-un ans, avec Marguerite de Vaudémont (**), demi-soeur de la reine Louise de Lorraine, âgée de dix-sept ans, il fut organisé par Balthasar de Beaujoyeulx et représenté dans la grande salle du Petit Bourbon (***), le 15 octobre 1581 (****). C’est Catherine de Médicis, dont Beaujoyeulx était le valet de chambre, qui avait chargé ce dernier de l’organiser.
(*) Anne de Joyeuse (1560 – 1587), fils de Guillaume de Joyeuse, vicomte de Joyeuse, lieutenant général du Languedoc, maréchal de France en 1582, et de Marie de Batarnay. En 1580, au siège de La Fère, dans l’Aisne, il avait reçu un coup de mousquet qui lui avait emporté sept dents et une partie des mâchoires. Il fut tué à la bataille de Coutras contre Henri de Navarre, futur Henri IV, en ocxtobre 1587.

(**) Marguerite de Vaudemont (1564 – 1625), fille de Nicolas de Lorraine, duc de Mercoeur, comte de Vaudémont, et de Jeanne de Savoie. En première noces, avec Marguerite d’Egmont, Nicolas de Lorraine avait eu quatre enfants, dont la cadette, Louise, avait épousé Henri III en 1575.

Anne de JoyeuseMarguerite de Vaudémont
(***) le palais avait été confisqué en 1527, après la condamnation du connétable Charles III de Bourbon, coupable de trahison au profit de Charles-Quint

(****) au lieu du 1er octobre initialement prévu

 

Le prélude des fêtes avait commencé le 7 septembre, par l’érection du vicomté de Joyeuse en duché-pairie. Le 18 septembre, les fiançailles avaient été célébrées dans la chambre de la reine, puis le mariage, le 24 septembre, en l’église Saint-Germain l’Auxerrois, Ronsard ayant écrit l’épithalame du duc de Joyeuse à la demande du roi Henri III. Dix-sept (!) festins furent organisés les jours suivants, jusqu’au 11 octobre. De nombreux cadeaux furent échangés, et le roi donna à la mariée une dot de 400 000 écus, et au duc de Joyeuse la terre de Limours qu’il avait achetée à madame de Bouillon. Le 10 octobre, la cardinal de Bourbon offrit une fête dans son abbaye de Saint-Germain des Prés, qui fut quelque peu gachée car on ne put faire manoeuvrer un immense bateau-char sur la Seine, mais se termina par un mémorable festin accompagné de luths, voix et cornets à bouquin.
Le bal des noces du duc de Joyeuse
Ce ballet est un des plus fastueux jamais représenté à Paris. La représentation prit place le second jour des réjouissances, et dura de dix heures du soir à quatre heures du matin, et coûta, dit-on, cinq millions. Il était le point culminant des fêtes qui avaient commencé par des festins, mascarades, courses et combats avec ballets à pied et à cheval, pratiqués à la mode des anciens Grecs. Beaujoyeulx estima le nombre de spectateurs à neuf ou dix mille.
Livret gravé par Patin
On en trouve une courte mention dans le Journal d’un Bourgeois de Paris de Pierre de l’Estoile : Le dimanche 15, la reine fit son festin au Louvre, lequel finit par un ballet de Circé et de ses nymphes, le plus beau, le mieux ordonné et le plus dextrement exécuté, au contentement de chacun qui eut moyen de le voir, qu’aucun autre de tous ceux auparavant par le roi et autres princes et signeurs mis en jeu.
Situé entre les intermèdes florentins, de 1539 (Il Commodo, de Corteccia) et de 1589 (La Pellegrina de Malvezzi, Bardi et Marenzio), il est le seul spectacle à avoir un fil dramatique cohérent, et à attribuer une place fondamentale à la danse. Pour sa réalisation, Beaujoyeulx, de son vrai nom Baltazarini di Belgioso, violoniste (*), danseur et chorégraphe, présent à Paris depuis 1557, s’adjoint les compétences des artistes de la cour royale : le Sieur de La Chesnaye, aumônier de Henri III, pour la poésie, Jacques Patin (**), peintre du roi, pour les décors et les costumes, Girard (dit Lambert) de Beaulieu pour la musique, et Jacques Salmon (***), maître de musique, pour l’exécution. Le poète huguenot Agrippa d’Aubigné aurait également participé à la création de l’oeuvre.
(*) Balzarini était arrivé en France, envoyé par le maréchal de Brissac, gouverneur du Piémont, auprès de la reine-mère Catherine de Médicis, qui en fit, son valet de chambre. Il était accompagné d’une troupe de violonistes italiens, qui jouaient des violons à cinq cordes.

(**) Jacques Patin (1532 – 1587), travailla pour François Clouet, puis pour Pierre Lescot. Il entra au service du roi en 1574. Il dessina et grava, sur ordre de la reine, vingt-sept sujets pour la partition du Ballet de la royne, publiée l’année suivante.

(***) Jacques Salmon, originaire de Picardie, fut chantre taille et valet de chambre du roi. Il fut couronné au Puy d’Évreux, fête religieuse avec concours musical, en 1575, avec une chanson à cinq parties « Je meurs pensant à ta douceur ».


Beaulieu tenait le rôle de Glaucus, et son épouse celui de Téthys. Le rôle de Circé était tenu par la damoiselle de Saicnte-Mesme.
Le ballet fut imprimé à Paris en 1582 par Adrian le Roy, Robert Ballard et Mamert Pattisson, Imprimeurs du Roy, avec une préface de Beaujoyeulx, sous le titre de Ballet Comique de la Reine fait aux Noces de Monsieur de Joyeuse & de Mademoiselle de Vaudemont sa fœur , par Balthasar de Beaujoyeux , valet de Chambre du Roy & de la Reine sa mère.
Le Balet comique, en trois intermèdes, est basé sur le combat des dieux (le Roi) contre Circé (le désordre), qui symbolise le retour d’un Âge d’or sous le règne de Henri III.
La musique conservée comprend huit choeurs (un à quatre voix, cinq à cinq voix, deux à six voix), deux solos chantés, deux duos avec refrain en choeur, et deux suites de danses instrumentales.

Outre les partitions de musique, des gravures sur bois furent éditées, dix-huit de petit format, et huit de grand format, représentant : la Salle de fête, les Sirènes voguant sur les flots, la Fontaine de Glauque, les Tritons, les Satyres, le Bosquet mobile des Dryades, les Vertus, et le Char de Minerve.

Synopsis

Une ouverture, non conservée, était exécutée par un orchestre de hautsboys, cornets, sacquebouttes, et autres doux instrumens de musique caché derrière le palais de Circé.
Un gentilhomme (*), échappé du palais de la magicienne Circé qui l’avait transformé en lion, vient informer le Roi des mauvais desseins de celle-ci : elle veut empêcher les dieux de faire revenir l’âge d’or dans le royaume de France. Circé (**), à la poursuite du chevalier qu’elle aime, exhale sa colère, se lamentant sur sa perte et jurant de ne jamais se laisser fléchir désormais par la pitié.
(*) le sieur La Roche, gentilhomme servant de la Royne mère du Roy

(**) damoiselle de Saincte-Mesme.

Premier intermède
Trois Sirènes et un Triton font leur entrée et chantent un choeur à quatre parties : Océan père chenu, auquel répond le choeur de la Voûte dorée sous la forme d’un Écho à cinq parties : Allez, filles d’Achelois.
Survient une énorme machine portant de nombreux personnages assis sur des sièges dorés, dont douze Naïades (*), le dieu Glaucus (Beaulieu) et la déesse Thétys (dame Beaulieu), celle-ci munie d’un luth. La machine est la Fontaine de Glaucus qui escortent huit chantres de la chambre du roi, à pied, déguisés en Tritons, et jouant de la lyre, du luth, de la harpe, de la flûte, tout en chantant le choeur à cinq parties : Allons, compagnes fidèles.
(*) la Royne, la princesse de Lorraine, les duchesses de Mercueur, de Guyse, de Nevers, d’Aumalle et de Joyeuse, mareschale de Raiz, et de l’Archant, et mes damoyselles de Pons, de Bourdeille et de Cypierre.

Dans un Dialogue : Mais que me sert, Thétys, Glaucus (*) expose à Téthys (**) sa souffrance devant le refus de Scylla dont il est amoureux. Ce pêcheur immortalisé a eu recours à la magicienne pour fléchir la jeune fille. La troupe des Tritons reprennent les deux derniers vers de chaque couplet. Mais Téthys apprend que Circé, jalouse, l’a transformée en monstre marin et qu’elle-même ne peut l’aider car, désormais, sa puissance sur les flots est passée à Louise, Reine de France.
(*) le sieur de Beaulieu

(**) la damoyselle de Beaulieu

Les Naïades et les Tritons entament un ballet, au son de dix violons, vêtus de satin blanc. Vers la fin du ballet, retentit le son de la clochette, ancienne chanson populaire, auquel Circé sort de son jardin et touche de sa baguette tous les figurants qui s’immobilisent, comme pétrifiés.
A ce moment, le tonnerre retentit dans la nuée suspendue au milieu de la salle ; la nuée descend et Mercure (*), envoyé par Jupiter pour rompre le charme de Circé, en sort. Il chante un Récit : Je suis de tous les dieux le commun messager, et répand sur les personnages immobilisés le jus d’une plante magique, la racine de Moly, qui leur rend le mouvement et la vie. Le ballet reprend alors de plus belle. Mais Circé ne se tient pas pour battue ; elle revient à la charge et touche Mercure de sa baguette. Nouvelle immobilisation des figurants que la magicienne triomphante emmène prisonniers dans son jardin qui s’illumine. On y voit divers animaux, un cerf, un chien, un éléphant, un lion, un tigre, défiler devant elle. Ils ne sont autres que des humains ensorcelés par la magicienne.
(*) le sieur DuPont, gentilhomme servant du Roy

Deuxième intermède
Huit satyres (*) font leur entrée et chantent en choeur : O Pan, Diane irritée, accompagnés de flûtes, auquel répond la Voûte dorée. Puis, c’est un bois qui s’avance, grosse motte de terre complantée de chênes aux glands d’or. Sous les chênes sont assises des Dryades (*), qui réclament le secours de Pan et se répandent en plaintes contre Circé dont les Naïades sont prisonnières. Pan (sieur Juvigny) promet de les venger, et les satyres chantent à nouveau : Ces nymphes à notre voix.
(*) dont le sieur de Sainct-Laurens, chantre de la Chambre du Roy

(**) les damoyselles de Victry, Surgeres, Lavernay, Estavay la jeune, damoyselles de la Royne

Troisième intermède
Successivement, arrivent les Quatre Vertus (La Force, la Justice, la Prudence et la Tempérance), dont deux chantent le duo Dieux de qui les filles nous sommes, et le Char de Minerve traîné par un griffon. La déesse (*) parait au son des voix de la Voûte dorée ; elle est armée d’une lance, coiffée du casque et tient à la main la tête de Méduse. La déesse déclare que seule la raison alliée à la vertu peut vaincre les sortilèges de Circé ; c’est pourquoi Mercure, au caractère inconstant, n’a pu réussir. Elle invoque alors son père, Jupiter, et lui demande de montrer sa puissance.
(*) mademoiselle de Chanmont

Jupiter (*) surgit enfin d’une nuée, pendant que les quarante musiciens de la Voûte dorée célèbrent la sagesse du roi par un choeur majestueux : O bien-heureux le ciel, écrit en contrepoint syllabique. Jupiter chante un air aux grands accents lyriques : En ta faveur, je viens ici des cieux. Arrivé à terre, il se dirige vers le Bocage de Pan qui, joyeux, joue un air de flageolet. Mais il essuie les reproches de Minerve pour avoir laissé Circé enlever les Naïades et Mercure. Pan sort alors de son Bocage avec huit satyres armés de gros bâtons et se rue vers le jardin de la magicienne. Dieux, dryades et satyres livrent assaut au palais de Circé : Marchez vaillans guerriers d’honneur, qui les maintient à distance grâce à sa verge d’or, et proclame tout haut sa résistance aux dieux, ne reconnaissant son infériorité que devant le Roi des Français. Mais par l’effort de Minerve, la baguette de la sorcière perd peu à peu de son pouvoir et, frappée par la foudre de Jupiter, Circé, enfin vaincue, est remise aux mains du Roi.
(*) le sieur de Savornin (qui est au Roy, pour estre doué de beaucoup de bonnes parties, et principalement très-excellent au chant et en la composition des airs de musique),

Tous les captifs enfin délivrés dansent le grand ballet.

La partition fut éditée à Paris, par Adrien le Roy, Robert Ballard et Mamert Patissson, Imprimeurs du Roy, en 1582, en caractères mobiles.
Elle inclut deux séries de danses instrumentales qui sont spécifiquement destinées à être jouées par des violons. Le texte et la musique forment ainsi la première partition jamais imprimée pour le violon.
Des extraits du Balet comique furent exécutés à l’initiative de François-Joseph Fétis, durant le Concert historique du 8 avril 1832, par les musiciens du Conservatoire de Paris dirigés par François Habeneck.
Jean-Baptiste Weckerlin (*), publia la partition (en réduction pour piano avec chant) dans la Collection des chefs-d’œuvre de l’opéra français, créée par Théodore Michaëlis.
(*) Compositeur, musicologue et folkloriste français (Guebwiller, Haut-Rhin, 1821 – Trottberg, Haut-Rhin, 1910).

 

Description détaillée



BALET COMIQUE DE LA ROYNE
faict aux Nopces de Monsieur le Duc de Joyeuse & madamoyselle de Vaudemont sa soeur
par Baltasar de Beaujoyeulx Valet de Chambre du Roy & de la Reyne sa mère

Le Roy ayant conclu et arresté le mariage d’entre Monsieur le duc de Joyeuse de France, et Mademoiselle de Vaudemont, sœur de la Royne, délibéra solenniser les nopces, de toute espèce de triomphe et magnificence, à fin d’honorer une si belle couple, selon sa valeur et mérite. Pour cest effect, oultre l’appareil des riches habits, délicieux festins et somptueuses mascarades, Sa Majesté ordonna encores diverses sortes de courses et superbes combats en armes, tant à la barrière comme en lice, à pied et à cheval, avec des Balets aussi à pied et à cheval, pratiquez à la mode des anciens Grecs, et des nations qui sont aujourd’huy les plus esloignées de nous ; le tout accompagné de concerts de musiques excellentes et non encores jamais ouyes, Saditte Majesté ne voulant rien omettre de ce qui pouvoit entretenir de plus agréable varieté, la grande et illustre compagnie qu’elle avoit faict convier à ces nopces. Tous lesquels desseins ont esté depuis exécutez avec une grande admiration et merveilleux estonnement des assistans, qui commencèrent deslors à ajouster foy aux magnificences et triomphes faits en semblables occurences, es cours des plus grands Roys et Empereurs, recitez par les anciens Romains, comme estans beaucoup moindres en toutes leurs parties, que ceux dont ils avoient le plaisir et contentement. Mais en tous ces actes publics, et principalement des exercices militaires, ce grand Roy, par le commun consentement des ambassadeurs, a acquis autant de prix et de victoire sur les Princes et Seigneurs de son Royaume, comme il est né de soy-mesme avec plus de gloire et grandeur ; se faisant en cela déclarer vrayment digne du nom de Roy, que Cyrus disoit appartenir seulement à celuy, qui, ententes choses vertueuses et louables, excelloit ceux sur lesquels il pouvoit commander. En ce point, toutesfois, les spectateurs sont demeurez en perplexité de pouvoir au vray juger, si les desseins de Sa Majesté ont esté plus grands pour honorer la solennité des nopces, que n’a esté la volonté des Princes et Seigneurs pour les promptement exécuter. Car, comme c’est l’ordinaire de Sa Majesté de desseigner choses grandes, il semble toutesfoia que l’effet de ses hautes conceptions ne luy peut tourner à si grande réputation, comme la grande despence que volontairement sa noblesse a faite (pour luy complaire et obeïr) mérite de louange : ayant fait paroistre par ses deportements combien elle seroit prodigue du reste de ses biens et de sa propre vie, où il s’agiroit de la conservation de ceste couronne et de son Estât.

Or, la Royne voyant tant de preparatif se faire pour honorer le mariage de sa sœur, et que chacun à l’envy et à qui mieux mieux se mettoit en devoir pour y donner plaisir et contentement au Roy, à la Royne sa mère, et à elle, voulut bien de sa part se disposer à faire chose qui fust digne de Sa Majesté. Et pource qu’elle me fait cest honneur de n’avoir point désagréables les inventions que je propose quelquefois en semblables matières, elle m’envoya quérir en ma maison, d’où je partis incontinent pour me rendre à ses pieds et luy faire très-humble service. Dès que je fus arrivé à la Cour, Sa Majesté print la peine de me faire entendre une bonne part des appareils jà ordonnez, et me commanda luy dresser quelque dessein qui ne cedast aux autres préparatifs, fust enbeauté de sujet, ou en l’ordre de la conduite et exécution de l’œuvre, duquel elle disoit se vouloir mesler et estre mesme de la partie : à fin que la feste en estant ornée et honorée davantage, elle feist connoistre aussi à un chacun qu’elle ne cedoit à personne en affection et volonté envers ceux pour lesquels cesdits préparatifs estaient dressez.
Après avoir reçeu ce commandement si exprès, je me retiray aussitost, à fin qu’esloigné du bruit de la Cour, j’eusse moyen avec plus de repos et liberté d’esprit, satisfaire à la volonté et intention de Sa Majesté. En quoy ayant tenté toutes mes forces par quelques jours, finablement je m’arrestay sur le dessein qui depuis a esté mis à exécution : lequel ayant rédigé par escrit, je retournay aussitost en Cour le présenter à la Royne, afin de sçavoir de Sa Majesté si elle avoit esté servie de mon labeur et industrie à son gré et contentement. Saditte Majesté m’en ayant deslors fait lire le discours, en la présence de plusieurs Princesses et Dames qui se trouvèrent près d’elle, et mon œuvre ayant esté examiné, saditte Majesté me commanda de promptement l’exécuter. Sur quoy je luy remonstray que mon dessein estoit composé de trois parties : sçavoir des poésies qui dévoient estre recitées ; de la diversité de musiques qui devoient estre chantées, et de la variété des choses, qui devoient estre représentées par la peinture. Que pour la poésie, je cognoissois assez ma petite portée, et qu’à la vérité j’avois aussi inséré des vers en mon discours, non pas pour estre recitez, mais pour servir de project seulement à quelque docte et excellent poète d’en faire d’autres, dignes d’estre prononcez en une si grande compagnie et assistance, comme celle qui devoit estre honorée de tant de Majestez, et des plus grands et rares esprits de ce siècle. Aussi que pour la musique, la diversité y estoit si nécessaire, qu’il me seroit impossible d’y pouvoir satisfaire et respondre avec le peu de temps qui me restoit; moins encores à représenter par la peinture les choses nécessaires. Ne pouvant donc fournir à toutes lesdictes trois parties emsemble, je suppliay très-humblement Sa Majesté de donner la charge des poésies, musiques et peintures, à personnes qui puissent dignement s’en acquitter. Et lors, Sa Majesté ayant mis en considération ce que j’avois proposé, à fin qu’elle demeurast mieux servie, et plus contente en l’exécution de l’œuvre, commanda au sieur de La Chesnaye, aumosnier du Roy, faire les poésies selon les sujets que je luy baillerois. Elle commanda pareillement au sieur Beaulieu (qui est à elle) qu’il fist et dressast en son logis tout ce qui se pouvoit dire de parfaict en musique, sur les inventions qui luy seroient par moy communiquées, servans au suject de la matière. En quoy il s’est si heureusement comporté, que luy (que les plus parfaicts musiciens disent exceller en cest art) s’est surmonté luy-mesme; ayant esté secouru toutesfois des musiciens de la chambre du Roy, et spécialement de maistre Salmon, que ledict de Beaulieu et autres de telle science estiment à bon droict beaucoup en son art. Au regard des peintures, j’employay, par commandement de la Royne, maistre Jacques Patin, peintre du Roy, qui s’est aussi heureusement acquitté de ceste charge, qu’autre peintre de ce Royaume eust sçeu faire. Ayant esté la besongne, bien que difficile, rendue en peu de jours, selon la nécessité précise que nous en avions, les œuvres et effects des personnages cy-dessus nommez leur avoient laissé assez de louange envers les personnes d’entendement, sans qu’ils eussent besoing d’une tant infertile plume que la mienne; toutefois je n’ay peu ny deu supprimer ce qui leur appartenoit : parceque, oultre que ce qui est louable doit estre tousjours exalté et prisé, je craignois aussi que, taisant le mérite de ceux desquels j’ay esté contrainct me servir, ils ne peussent m’accuser légitimement de vouloir m’accommoder des plumes d’autruy à leur préjudice; comme chacun est jaloux de conserver les fruicts de son jardin. Car moy-mesme, qui suis ignorant des loix, sçaurois bien rechercher celles qui ont esté introduictes contre les plagiaires, si quelqu’un vouloit estre larron de mes propres inventions, lesquelles j’estimeray tousjours m’estre très-honorables, puisqu’elles ont pleu à la plus grande Royne du monde. D’ailleurs, je peux aussi participer quelque chose à l’honneur qu’ils ont, puisque j’ay sçeu cognoistre leur suffisance, laquelle ils ont voulu employer pour le service de la Royue, sur mes sujects et inventions, qui pourront avoir plus de grâce, et estre plus naifvemeut représentez, si premièrement par les peintures et descriptions, je fay veoir les préparatifs et appareils que je fey dresser en la grande salle de Bourbon, lieu où mes dites inventions ont esté exécutées et mises à effect.
FIGURE DE LA SALLE

Premièrement, il se faut représenter qu’à l’entour de laditte salle y a deux galleries l’une sur l’autre, avec des accoudouers et balustres dorez, et à un bout de ladicte salle qui regarde au levant, vous voyez un demi théâtre. Là je fey faire un Dez près de terre, ayant trois degrez de hauteur, tout de la largeur de la salle, pour servir seulement d’assiette aux sièges du du Roy,Royne sa mere,Priuces et Princesses; au devant duquel dez, d’un et d’autre costé, y avoit deux places destinées pour les ambassadeurs ; et derrière quarante escaliers de bois de pareille largeur que la salle, allans et montans jusques à la première des galleries, qui servoient de siège pour les dames et damoiselles de la Cour. Plus, autour du bas de la salle, y avoit des escaliers de bois, qui se haussoyent jusques aux galleries d’en hault. A main droicte, du costé qu’estoit la Majesté du Roy, et au milieu de la salle, fut dressé un petit bocage, contenant dix-huit pieds de longueur et douze de largeur, sacré à Pan, Dieu des pasteurs : et estoit ce bocage eslevé de terre pied et demi, et en perspective, plus hault derrière que devant, y ayant tout à l’entour de fort beaux chesneses longuez de deux pieds, desquels les troncs, branchages, feuilles et glands estoient dorez, et faicts par un singulier artifice ; en la distance de ces arbres y avoit de petites niches, pour y asseoir les Nymphes Dryades, lorsqu’il faudroit qu’elles s’y représentassent. Derrière le bocage, tout contre la muraille, je fey dresser une grotte, aussi sombre que le creux de quelque profond rocher : laquelle reluysoit et esclairoit par dehors, comme si un nombre infiny de diamans y eust esté appliqué, estant d’ailleurs accommodée et embellie d’arbres, et revestuë de fleurs, parmy lesquelles on voyoit des lezars et autres bestes si proprement représentées, qu’on les eust dict estre vives et naturelles. Le fond de ce bois se voyoit aussi tapissé d’herbes et de fleurs, et d’une infinité de connils parmy, courans sans cesse d’un bout à autre de ses extremitez. Au milieu duquel à l’object de cette grotte, fut faicte une motte de terre, qui prenoit sa levée auprès d’icelle grotte ; sur laquelle estoit assis le Dieu Pan, vestu en Satyre, enveloppé d’un mandillet de toile d’or, ayant une couronne d’or sur la teste, et tenant en sa main gauche un baston noùailleuxet espineux, et en la droicte ses flageolets ou tuyaux dorez, desquels il devoit sonner en temps ordonné. Au dedans de la grotte, et derrière l’huys d’icelle, fut disposée la musique des orgues doulces, pour jouer aussi en temps et lieu ; d’ailleurs, tous les arbres du bois furent chargez de lampes à huiles, faictes en façon de petites navires dorées d’or de ducat, la mèche desquelles faisoit voir la clairté de toutes parts ; car le bois estoit voilé d’un rideau faict avec tant d’artifice, qu’au lieu de servir d’empeschement et obscurité à la chose, servoit au contraire de lustre, pour représenter plus naifvement le dedans de tout le contenu au pourpris de ce bocage ; vis-à-vis duquel, à la main senestre du siège du Roy, fut faicte une voulte de bois, longue de dix-huict pieds, et de neuf de large, ayant par le devant son ouverture de trois pieds seulement de long ; au dehors elle estoit bouillonnée partout de grands nuages, et au dedans toute dorée d’un or esclastant et reluysant, à cause de la grande quantité de lumières qui y estoit cachée, servant à faire resplendir de telle sorte l’or, que ce lieu paraissoit quelque partie du ciel azuré. Au dedans de cette voulte y avoit dix concerts de musique, differens les uns des autres, et fut ceste voulte dicte et appelée Dorée, tant à cause de sa grande splendeur, que pour le son et harmonie de la musique qui y fut chantée ; laquelle, pour ses voix repercussives, aucuns de l’assistance estimèrent estre la mesme voix qui fut convertie en air repercussif, appelé depuis Echo, et d’aultres plus instruits en la discipline Platonique, l’estimèrent estre la vraye harmonie du ciel, de laquelle toutes les choses qui sont en estre, sont conservées et maintenues. Entre le bois et la voulte susditte, et au feste de la salle, y avoit une grosse nuée toute pleine d’estoiles, la lueur desquelles transperçoit le nuage, parmy lequel devoient descendre en terre Mercure et Jupiter.
A l’autre bout de là salle, à l’opposite du Roy, fut faict un jardin artificiel, assis au milieu de la salle, s’estendant sur le devant en largeur de trois toises, et au derrière de douze pieds, eslevé de terre au devant d’un pied, et au derrière de trois en perspective. Ce jardin fut tout enclos d’accoudoirs, avec des balustres tout dorez d’or de ducat et d’argent bruny, et party en croix avec deux allées vertes : dont chacun des quarrez avoit ses bordures, l’une de lavande, l’autre d’aspic, la troisiesme de rosmarin et la quatriesme de saulge. Le parterre de ces quarreaux estoit embelli de toutes diversitez de fleurs et aussi de fraises, concombres, melons et autres petits fruicts venans par terre. Et aux deux costez de ce jardin on voyoit des arbres fruictiers rares et exquis, comme orangers, grenadiers, citronniers et pommiers, et chascun desdicts arbres estoit chargé de fruicts en abondance, avec la mesme grâce et plaisir que la nature donne es choses qu’elle produit ; le tout estant contrefaict d’or, d’argent, soyes et plumes, des couleurs y nécessaires. Ce jardin ressembloit encores de tant plus beau, comme il estoit voulte par dessus d’une grande treille, de laquelle on voyoit pendre de tous costez de beaux et gros raisins si artificiellement faits, que les plus advisez les prenoient pour naturels, et la nature mesme sembloit s’estonner de l’artifice. Au haut de ceste treille, au devant du jardin, se voyoit un grand soleil d’or de ducat bruny, avec ses rayons dorez, lesquels on eust dit proprement servir de cause à la génération de ces fruicts, et autres choses représentées au naturel. Au derrière du jardin y avoit encor deux grosses tours aux deux costez, dont les pierres estoients faictes en poinctes de diamans et crénelées àl’entour,et sur les festes on voyoit voleter de belles et riches banderolles. Encores entre ces deux tours estoit la muraille du chasteau armée de ses créneaux et défenses; puis au bas et au milieu de la porte du chasteau, qui sortoit pied et demy hors d’œuvre, se voyoit une voulte tout à l’entour, faite en façon d’une conche ou esguille de mer, et le plus beau de ceste voulte paroissoit en ce qu’elle estoit toute percée de trous ronds, bouchez de verres de toute sorte de couleurs : derrière ces verres reluisoient autant de lampes à huile, lesquelles représentaient en ce jardin cent mille couleurs, par la transparence du verre. La porte estoit aussi revestuë d’or et de peintures diversement colorées, si bien qu’elles esblouyssoyent la veuë des regardans, qui ne pouvoient neantmoins juger la cause de la lueur, et moins de la diversité desdictes couleurs représentées. Au derrière de la muraille on voyoit une ville en perspective et des clochers au milieu, et estoit le tout disposé de telle sorte et avec tel artifice, qu’on pouvoit juger l’estre des rues, des champs de bien loin. Dehors le jardin et à ses deux costez, y avoit deux treilles voultées, ayans quinze pieds de largeur et vingt-quatre de hauteur, avec feuillages et raisins très-beaux et contrefaicts au naturel, et estoit ce lieu plus remarquable d’autant qu’il falloit que par iceluy passassent les musiques des intermèdes elles chariots, qui s’alloient présenter devant le Roy. Or, ce jardin estoit le vray lieu où faisoit son séjour Circé, enchanteresse, laquelle estoit assise sur la porte du chasteau, vestuë d’une robe d’or, de deux couleurs, estoffée partout de petites houppes d’or et de soye, et voylée de grands crespes d’argent et de soye; ses garnitures de teste, col et bras, estans merveilleusement enrichies de pierreries et perles d’inestimable valeur ; en sa main elle portoit une verge d’or de cinq pieds, tout ainsi que l’ancienne Circé en usoit, lorsque par l’attouchement de ceste verge elle convertissoit les hommes en bestes et en choses inanimées. Ceste Circé tant illustrée par les poètes, estoit représentée par la damoiselle de Saincte-Mesme, faisant (comme avons dit) sa demeure en ce jardin, dans lequel estoient cent flambeaux de cire blanche, rendans telle lueur et lustre (tant à la fée qu’au jardin), que les yeux de l’assistance en demeuroient tous esblouys; d’ailleurs, le nombre infini de flambeaux qui estoient au-dessus de la salle et tout à l’entour, donnoit telle et si grande clairté, qu’elle pouvoit faire honte au plus beau et serein jour de l’année. Or, le quinziesme octobre, qui estoit le dimenche, jour destiné pour représenter sons les préparatifs cy-dessus déclarez, le sujet qui s’en suit. Comme chacun desirast repaistre ses yeux des choses, que le bruit et renommée commune avoit jàesventé pour bien grandes, mais non pas toutesfois pour si magnifiques, superbes et admirables qu’elles ont esté jugées en leur exécution : et toute personne curieuse fut poussée de désir de voir l’employ de si grands et magnifiques appareils, on veit dès la poincte du jour aborder et affluer toute sorte de peuple à toutes les portes de salle : lesquelles, bien qu’elles fussent défendues estroictement par les archers des gardes du Roy, lieutenans et exempts, qui ne donnèrent l’entrée qu’à personnes de marque et cogneuës; neantmoins (lorsque le Roy accompagné de la Royne sa mère, des Princes et Princesses, seigneurs et dames de sa court, entrèrent en la salle), on remarqua facilement qu’il y avoit de neuf à dix mille spectateurs assemblez.
Leurs Majestez, Princes, Princesses, Seigneurs et dames, embassadeurs des Roys et Princes estrangers, assis es places et lieux préparez pour chascun d’eux, selon le rang cy-dessus déclaré : sur les dix heures du soir, le silence ayant esté imposé, on ouit aussitost derrière le chasteau une note de hauts-bois, cornets, sacquebouttes et autres doux instrumens de musique: desquels l’harmonie estant cessée, le sieur de La Roche (gentilhomme servant de la Royne mère du Roy, bien et proprement habillé de toile d’argent, et ayant ses habits couverts de pierreries et perles de grande valeur), sortant du jardin de Circé, courut jusques au milieu de la salle, où, arresté tout court, tourna tout effrayé le visage du costé du jardin pour voir si Circé l’enchanteresse le poursuivoit. Et ayant veu que personne n’accouroit après luy, il tira de sa poche un mouchoir ouvré d’or, duquel il s’essuya le visage, comme s’il eust sué d’ahan ou de frayeur; puis, s’estant un peu rasseuré et ayant comme prins haleine, il marcha au petit pas vers le Roy; et après avoir faict une grande révérence à Sa Majesté, commença avec une action asscurée, et un langage ressentant une sage éloquence, de parler ainsi que s’ensuit:
HARANGUE DU GENTILHOMME FUGITIF

Tousjours quelque malheur fatalement s’oppose
Contre ce que le Ciel favorable dispose
D’envoyer aux mortels, et l’homme qui conçoit
Trop grand désir du bien, par l’espoir se déçoit.
Je voulois le prier annoncer la nouvelle,

Que la saison de fer inhumaine et cruelle

Changeoit en meilleur siecle,et que les Dieux venoyent.

Qui avecque Saturne au monde se tenoyent

Familliers des humains, demeurer en la France ,

Pour l’orner à jamais de paix et d’abondance.

Mais qu’ay-je rencontré (à Dieux !) en approchant?

Dieux ! destournez le mal dessus son chef méchant.

Ce n’estoit une femme : une qui l’air aspire

N’a point tant de beauté, et si n’a point tant d’ire.

Dans ses yeux égarez un soleil reluisoit,

Yeux où l’Amour caché ses traicts d’or aiguisoit;

Son teint estoit de lys, et de poupre de rosé ;

Mais sous tant de beauté, la poison estoit close

Du miel, qui de sa bouche en paroles couloit,

Pour amorcer le cœur de ceux qu’elle vouloit.

Si tost que je la vey, je vey presque ma vie

Avec ma liberté tout aussitost ravie.

Elle, de ses plaisirs, qui eut quelque souci,

Cheminant devers moy me vint parler ainsi :

« Arreste, chevalier, ne crains point, et t’approche,

Et si tu n’as le cœur faict de bois ou de roche,

Cède sans résister, cède aux loix de ce Dieu,

De cest archer ailé qui domine en tout lieu,

A qui (peut-estre) en vain tu ferois résistance ;

Car il dompte les Dieux subjects à sa puissance,

Ainsi que maintenant ses traicts aigus je sens,

Et de tes yeux vaincue à toy seul je me rens.

Je sçay que je ne suis indigne d’estre aimée.

Moy, Circe, en tous endroicts, par mes arts renommée,

Moy qui me peux des Roys les sceptres asservir,

Moy qui des hommes peux la volonté ravir,

Qui changez de leurs corps en forme monstrueuse

Souffrent, comme il me plaist, ma prison rigoureuse,

Et dedans mon palais faict de marbre quarré,

pavé de diamant, par le plancher doré,

Plein de meuble orgueilleux pour mon commun usage,

Je me sers seulement de Nymphes an message,

Nymphes, race des bois et des petits ruisseaux,

Et des fleuves profonds qui font couler leurs eaux

Au giron de la mer, et de leurs flots esveillent

Les Néréides sœurs qui chez Thetis sommeillent.

Je ne veux de ma verge en monstre te former :

Tu as quelque destin qui me force à t’aimer ;

Viens posséder mes biens, use de mes richesses,

Et tout ainsi que moy, sers-toi de ces Déesses. »

Je suivy, car il n’est de plus puissant lien

Que l’appréhension des plaisirs et du bien.

Là je vivois heureux (si heureux se doit dire

Celuy, par les plaisirs qui se laisse conduire),

Quand un mauvais destin, destin plein de rigueur.

De haine et de soupçon envenima le cœur

De Circe, en un moment contre moy conjurée,

Qui me frappa le sein de sa verge dorée,

Et entre ses troupeaux dans un parc m’enferma.

Mais quelque occasion adoucit la sorcière

Qui m’a faict retourner en ma forme première.

Or, pour ne retomber sous ses cruelles lois,

(Qui ose se fier aux charmes tant de fois ?)

J’ay voulu me sauver, tandis qu’elle est montée

Au feste d’une tour, de soupçon agitée,

Qui la fait de ses arts desjà se desfîer,

Où elle va de loin les Nymphes espier,

Afin de les charmer par magique cautelle

Et les garder de voir ce Roy, qui les appelle

Dedans un temple en France, avec les autres Dieux

Qui le siècle doré font retourner les cieux.

Plus qu’un cruel aspic, à qui d’une houssine

Le berger, en fuyant, de loin brise l’eschine,

Elle a l’œil emflambé et la peur qui combat

Son espoir soupçonneux, la poictrine luy bat.

A ce Roy, qui des Dieux a la défense prise,

Je vins d’un viste pas déceler l’entreprise,

Et contre ceste Circc aide luy requérir.

Ne veux-tu pas, grand Roy, tant de Dieux secourir ?

Tu le feras, Henry, plus valeureux qu’Alcide,

Ou celuy qui tua la Chimère homicide ;

Et pour tant de mortels et Dieux que tireras,

Des liens de la Fée, immortel te feras,

Et la postérité, qui te fera des temples,

De verdissant laurier couronnera tes temples.

Sa harangue finie, il meit un genoil en terre auprès du Roy, comme se mettant en seureté sous sa sauvegarde ; quand voicy sortir Circé (damoiselle de Saincte-Mesme) de son jardin, tenant sa verge d’or en la main, haulte eslevée, qui vint à grands pas jusques au milieu delà salle, tournant sa veuô de tous costezpour voir et remarquer ce gentilhomme fugitii et eschappé de sa prison. Et ne l’ayant peu descouvrir, après avoir levé les yeux vers la mie suspendue, avec une voix douloureuse et une grâce que peu de damoyselles pourroyent imiter, et nulle surpasser, commença à se plaindre , comme verrez cy après.
COMPLAINTE DE CIRCÉ AYANT PERDU UN GENTILHOMME

Je le poursuis en vain : il fuit sans espérance

De le revoir jamais reduict en ma puissance.

Las! Circé, qu’as-tu fait? Jamais tu ne devois

En homme reformer celuy que tu avois

Privé de la raison. Peu fine et peu rusée

Circé, hélas! qui deviens par ta faute adviséc,

Ce libre fugitif sans crainte s’en ira.

Et partout, à ton dam, ta honte publira.

En vain à tes captifs des charmes tu appliques,

Tu les changes en vain par murmures magiques,

Puisque tu es muable et puisque la pitié

Et rigueur ont de toy chacun’ une moitié.

Folle et folle trois fois, Circé, folle et légère,

Qui crois qu’un qui reprend sa figure première

Te vueille aymer après, et se laisse abuser

Des plaisirs quand il peult de la raison user !

 

Oste ceste pitié qui te rend variable :

Le bien devient malfaict,quand il est dommageable ;

Suy ton seul naturel : l’ire et la cruauté ;

Ce sont tes mœurs. Qu’un autre ait propre la bonté.

 

Sus, sus, despouille-toy de si foible courage,

Et arme-toy le cœur de serpens et de rage :

Que nul que tu auras de ta verge frapé,

Se vante d’estre après de ton joug eschapé.

Tout aussitost qu’elle eut vomy son courroux par ceste plainte, elle s’en retourna en son jardin, avec une contenance de femme fort irritée, et elle sortie de la salle, l’assistance demeura esmerveillée des deux actes qu’elle avoit veuz, tant du gentilhomme fugitif que de Circé furieuse.
FIGURE DES SEREINES

Or le silence faict, voicy arriver de l’une des treilles trois Sereines et un Triton, ayans leurs queues retroussées sur leurs bras, faictes à escailles d’or et d’argent bruny, et les queues , barbeaux et ailerons qui pendoyent, d’or bruny; leurs corps et leurs cheveux estoyent entremeslez de fil d’or, pendans jusques à la ceinture, et tous portoyent un miroir d’or aux mains. En cest équipage entrèrent en la salle, chantans la chanson suy vante, à chacun couplet de laquelle respondoit de la voulte d’or l’une des musiques, à toute voix.
CHANSON DES SEREINES

Océan, père chenu,

Père des Dieux reconnu,

Jà le vieil Triton attelle

Son char qui va sans repos ;

Irons-nous sortant des flots

Où ce Triton nous appelle ?

On voit de la mer sortir

Et avec Thetys partir

Le chœur des sœurs Néréides;

Doris, d’un soing diligent,

De Thetis aux pieds d’argent

Peigne les cheveux humides.

Jupiter n’est seul aux deux,

La mer loge mille Dieux ;

Un Roy seul en France habite.

Henry, grand Roy des François,

En peuple, en justice, en lois,

Rien aux autres Dieux ne quitte.

Le lys blanchissant en fleur

Est d’un beau jardin l’honneur ;

Le pin est Roy du bocage ;

Sur les autres Roys aussi

Ce grand Roy paroist ainsi

En bonheur et en courage.

 

Jupiter a partagé

Les cieux où il est logé,

Et la terre en parts égales :

Les cieux Jupiter aura,

Et ce grand Roy jouyra

En paix des Gaules loyales.

 

Thetis s’arreste à la voix

De Glauque, qui de ses doigts

Touche les nerfs d’une lyre.

Allons son chant escouter,

Il me semble lamenter,

Et que son Dauphin souspire.

Refrain
Allez, filles d’Achelois, Suivez Triton qui vous appelle, A sa trompe accordez vos voix

Pour chanter d’un grand Roy la louange immortelle.

Et feirent les monstres marins un entier circuit de la salle, puisse retirèrent près de la treille, où rencontrèrent une fontaine, qu’on peut dire avec vérité la plus belle en façon et art superbe et magnifique en enrichissement, que jamais ait esté veue, ainsi que la description la fera juger à toute personne d’entendement, laquelle (pour cest effect) j’ay voulu particulièrement insérer avec sa figure.
FIGURE DE LA FONTAINE

Son premier bassin avoit douze pieds de largeur en son diamètre, et sept pieds en hauteur; l’entour estoit faict à douze faces, à chacune desquelles y avoit deux Tritons et Néréides, avec leur longue queue, qui portoyent en leurs mains des instrnmens de musique, et alloyent nageans dans la mer ; au-dessus de leurs testes et grandes faces, voyoit-on des petits enfans qui, avec un artifice délicat, avoyent les joues enflées et prestes à desgorger l’eau qui sortoit du bassin ; le tout de relief en sculpture et le corps faict d’or de ducat bruny, et les eaux d’argent bruny, representans si bien son élément, qu’elles paroissoient l’onde naturelle d’un doux fleuve. Au-dessous de ce bassin y avoit un bord d’un pied de saillie, et de ce bord se formoit un autre petit bassin, qui servoit néantmoins à recevoir tout le decours de la fontaine : et au-dessus de ce grand bassin se voyoient autour de son bord douze chaires, les balustres desquelles estoyent entremeslez de queues de Dauphins, faictes d’or de ducat bruny, et dans le milieu du bassin se monstroyent trois gros Dauphins en triangle, ayant le muffle dedans le bassin et leurs queues retroussées contremont, desquelles ils portoyent un autre bassin de huict pieds de largeur en son diamètre, faict de relief de Sereines, Tritons et de faces de petits enfans, le tout doré d’or de ducat bruny. Y avoit encore au milieu de ce bassin trois autres Dauphins, qui portoyent à leur queue un autre petit bassin, ayant diamétralement quatre pieds de largeur, faict de relief tout ainsi que le second, et dedans se montroyent trois autres Dauphins par ensemble, à queues entortillées et faictes en façon de pyramide. A la sommité de ceste union pyramidale de queues, y avoit une grosse boule de cinq pieds de rondeur en sa circonférence, et autour six faces de six petits enfans par esgales proportions. La boule, les faces et les Dauphins estoyent d’or et d’argent bruny, et la boule cstoit pleine d’eau de senteur, regorgée par les bouches des petits enfaus, laquelle, tombant dedans le premier bassin, entroit dans le second, et du second au troisiesme, qui estoit le plus grand; puis toute ceste eau venoit à tomber aux pieds des douze Nayades, ayans leurs pieds dans le bassin, assises es chaires dorées dont nous avons parlé cy-dessus. La première estoit la Royne, laquelle avec sou port, maintien, grâce, gravité et majesté royale, ressembloit plustost quelque chose divine et immortelle, qu’humaine et mortelle ; après mes dames la princesse de Lorraine, duchesses de Mercueur, de Guyse, de Nevers, d’Aumalle et de Joyeuse, mareschale de Raiz, et de l’Archant, et mes damoyselles de Pons, de Bourdeille et de Cypierre, toutes assises es chaires d’or, et representans les Nymphes des eaux, par les poètes anciens dites Nayades. Elles estoient vestuës de toile d’argent, enrichie par dessus de crespe d’argent et incarnat, qui bouilloniioyent sur les flancs, et tout autour du corps et aux bouts partout, de petites houppes d’or et de soye incarnate, qui donnoit grâce à ceste parure. Leurs chefs estoyent parez et ornez de petits triangles enrichis de diamans, rubis, perles et autres pierreries exquises et précieuses, comme estoyent leurs cols et bras garnis de colliers, carcans et bracelets ; et tous leurs vestemens couverts et estoffez de pierreries, qui brilloyent et estincelloyent tout ainsi qu’on voit la nuict les estoilles paroistre au manteau azuré du firmament. Aussi, cette parure a esté estimée la plus superbe, riche et pompeuse qui se soit jamais veuë porter en masquarade. Sur l’accoudoir de la chaire de la Royne y avoit deux Dauphins portans de leurs queues une grande couronne d’or, haut eslevée sur la teste de Sa Majesté. Au-dessous du grand bassin, sur le devant, se monstroyent trois chevaux marins ou hippopotames, trainans la fontaine et nageans en l’eau, et estoyent de la longueur de six pieds,d’or bruny, et l’eau (comme nous avonsdict) d’argent bruny. Au deçà et delà de leurs queues estoyent deux autres chaires, en l’une desquelles s’asseoit le sieur de Beaulieu , représentant Glaucus, appelé par les poètes Dieu de la mer ; et en l’autre la damoyselle de Beaulieu,son espouse, tenant un luth en sa main, et représentant aussi Thethys, la Déesse de la mer ; tous deux estoyent vestus fort magnifiquement de robes de satin blanc, passementées d’argent, et de manteaux de toile d’or violette, doublez de clinquant, et leurs chefs accoustrez ainsi qu’on peint les Dieux et Déesses.
FIGURE DES TRITONS

Deçà et delà, à chacun costé de ces deux, marchoient à pied huict Tritons à longues queues, qui avoyent leurs corps et queues chargez d’escailles d’or et d’argent bruny et leurs barbes et, perruques entremeslées de filet d’or ; représentez par les chantres de la chambre du Roy, jouans lyres, luths, harpes, flustes et autres instrumens, avec les voix meslées. D’une part et d’autre du grand bassin marchoyent douze pages vestus de satin blanc enrichy d’or clinquant; chacun desquels portoit deux grands flambeaux de cire blanche en leurs mains. Outre lesquelles lumières, au circuit des bassins, chaires et Dauphins de la fontaine y avoit cent flambeaux de cire blanche, de deux pieds de longueur : toute laquelle splendeur convertissoit l’obscurité de la nuict en une joyeuse et grande clairté, et faisoit que l’eau de la fontaine représentée par l’or et l’argent, eblouissoit par son estincellement les yeux des regardans. Dès que les Sereines veirent ceste troupe de Dieux marins, elles se joignirent à leur compagnie : et entrans en troupe dans la salle, la fontaine commença à marcher vers le siège du Roy avec la musique d’instrumens et de voix, dont le mot estoit tel.
CHANT DES TRITONS

Allons, compagnes fidelles,
Avec des fueilles nouvelles
De mauves blanches de fleurs;
Que chacune d’allégresse
Une couronne se tresse
Au chef parfumé d’odeurs.
Voicy Thetys qui chemine
Dans une conque marine
En lieu de son char d’argent ;
Elle a sa couronne prise
Pour la donner à Loyse,
Son grand char et son trident.
Nous, troupe devant fidelle
Envers Thotys l’immortelle,
Fidelles serons aussy
A Loyse, qui r’assemble
Toutes les vertus ensemble,
Et doit commmander icy.

Mais dès que ceste belle compagnie eut comparu devant leurs Majestez, aussitost ceste musique cessa, et lors Glaucus et Thetys se meirent à chanter seuls le dialogue suivant : à la fin de chacun couplet duquel toute la musique des Tritons respondoit, reprenant les deux derniers vers comme vous verrez cy dessous :
DIALOGUE GLAUCUS ET THETYS

Glaucus Thetys
Mais que me sert, Tethys, ceste écaille nouvelle,

Que je suis d’un pescheur en Dieu marin formé ?

Je voudrais n’estre Dieu, et de Scylle estre aymé,

Pour me brusler en vain d’une flamme cruelle.

L’arc d’Amour est victorieux

Contre les hommes et les Dieux,

Et de ses traits la blessure à chacun

Qui la reçoit, apporte un mal commun.

Moy qui fus immortel, ayant mangé d’une herbe,

Des herbes j’esprouvay la force et le pouvoir;

Pensant quelque secours en amour recevoir,

Je m’en allay vers Circe envieuse et superbe.

Le cœur des flammes surmonté

N’est point jamais tant irrité,

Qu’il est alors qu’en vain il s’est offert,

Et qu’un refus honteux il a souffert.

Les forests couvriront plustost la mer d’ombrage.

Qu’on me puisse du cœur ceste Scylle arracher.

Sus, Dauphin, car je veux aller Scylle chercher ;

Pitoyable Dauphin, coupe les flots et nage.

Circe a ta Scylle par venin

Changée en un rocher marin

Jusqu’au nombril, et ses pieds abysmez

Dessous les flots, sont en chiens transformez.

Circe, jalouse Circe, indigne qui te nommes

Fille du Dieu qui tientle grand flambeau des cieux,

Oses-tu maintenant ensorceler les Dieux,

Toy qui voulois devant ne charmer que les hommes ?

Les corps en esprits animez

Sont par Circe en monstres formez,

Si tost qu’ils ont gousté de sa poison,

Tandis qu’ils sont privez de la raison.

Les Dieux ont des humains la prière agréable,

Qui chargent leurs autels d’offrandes et flambeaux.

Escoute-moy, Thetys, divinité des eaux,

Et à moy, Dieu marin, sois, hélas ! secourable !

Je n’ay dessus les eaux pouvoir

Ainsi que je soulois avoir ;

Car ceste Nymphe a reçeu de ma main

Dessus les eaux le pouvoir souverain.

Et qui est ceste Nymphe? Est-ce une Nereïde ? Non, car la mer n’a point telle Nymphe conçeu.
Je sçay bien, c’est Venus. Tu es encor deçeu.

Elle a chassé Venus dans ses jardins de Gnide.

C’est donc Junon? Tu te déçois.
Est-ce la Junon des François ? Ce n’est Junon : c’est Loyse, et son nom

Passe en pouvoir tous les noms de Junon.

 

Ce dialogue fini, la fontaine fit un tour devant leurs Majestez, puis s’en retourna lentement, et durant ceste retraite, la mesme musique que dessus recommença jusques à ce que cette fontaine eust abordé le derrière du jardin de Circé, laissant la salle vuide.
Or, estant derrière le chasteau, les Nayades descendirent de leur fontaine : et tout à l’instant entrèrent en la salle par les deux treilles, dix violons, cinq d’un costé, et autant de l’autre, habillez de satin blanc enrichi d’or clinquant, empennachez et estoffez de plumes d’aigrette, et avec ceste parure commencèrent à jouer la première entrée du Balet. Après ces violons entrèrent en la salle les douze pages, par les mesmes treilles, six d’une part, et autres six de l’autre; et tous estans placez, on veit venir après eux les douze Nymphes Nayades, entrans aussi six par une treille et six par l’autre ; qui ne furent plustost apperçeues par les violons, qu’ils changèrent de note et de son, pour entrer en la seconde partie de l’entrée du Balet, en laquelle ces Nymphes vindrent dançans jusques aux Majestez du Roy et Royne sa mère, avec cest ordre :
Au premier passage de l’entrée estoyent six de front, toutes en un rang du travers de la salle, et trois devant en un triangle bien large, duquel la Royne marquoit la première pointe, et trois derrière de mesme ; puis, selon que le son se changeoit, elles se tournoyent aussi, faisans le limaçon au rebours les unes des autres, tantost d’une façon, tantost d’une autre, et puis revenoyent à leur première marque. Comme elles furent arrivées auprès du Roy, continuèrent tousjours la partie de ce Balet, composé de douze figures de géométrie, toutes diverses l’une de l’autre ; et sur le dernier passage les violons jouèrent un son fort gay, nommé la Clochette. La Circé, se tenant encore couverte en son jardin de la closture du rideau, n’eut pas sitost ouy le son de la clochette,qu’elle sortit en grande colère, tenant en sa main droicte sa verge d’or hault eslevée, et s’en vint tout le long de la salle au lieu où estoyent les Nymphes (placées en forme d’un croissant, ayons leurs faces tournées vers leurs Majestez), les touchant l’une après l’autre avec sa verge d’or, duquel attouchement elles demeurèrent soudain immobiles comme statues ; le semblable fit-elle aux violons, lesquels ne peurent plus ny chanter ny jouer, ains demeurèrent sans mouvement quelconque. Et après s’en retourna en son jardin, avec une semblable audace et joyeuse contenance, qu’on voit à un capitaine ayant remporté une victoire glorieuse de quelque sienne entreprise périlleuse et difficile. Aussi se pouvoit-elle glorifier à bon droict, après avoir abattu une telle et si fiere grandeur de courage que celle des Nymphes. Circé donques retirée en son jardin avec une telle gloire, voicy que du hault du feste de la salle, et au-dessus de la nuée, on oit un gros esclat de tonnere, qui bruït et murmura assez longtemps, et lequel ayant cessé, soudain la nuée cy-dessus descrite, commença petit à petit à descendre, en laquelle estoit porté et enveloppé Mercure, messager du Dieu Jupiter, et envoyé de sa part en la terre, pour rompre le sortilège de la fée Circé et délivrer les Nayades de son enchantement, avec le jus de la racine du Moly. Mercure estoit accoustré tout ainsi que le descrivent les poètes : vestu de satin incarnadin d’Espagne, passementé d’or fort industrieusement ; les brodequins dorez, ayant des ailes à ses talons qui signifioyent la légèreté de sa course ; son chef aussi estoit affublé d’un petit chapeau ailé des deux costez, et doré partout ; son manteau estoit de toile d’or violette ; puis en sa main portoit le caducée, avec lequel jadis il endormit Argus pour le service de Jupiter. Ce Dieu, en descendant, chanta d’une fort bonne grâce les vers cy dessous inserez, et estoit représenté par le sieur DuPont, gentilhomme servant du Roy, accomply de beaucoup d’honorables parties.
CHANSON DE MERCURE

Je suis de tous les Dieux le commun messager,
Ailé par les talons, variable et léger,
Qui de ce caducée à la Parque fatale,
Dans l’abysme profond vais ravir les esprits
Pour les faire revivre. Or, quand ils ont repris
Naissance, après encor là-bas je les dévale.
J’ay aux hommes appris d’obéir à la loy;

Les sciences, les arts, les villes sont à moy,

Et avec les thresors je donne l’éloquence ;

Et pour guarir l’esprit de raison desarmé,

Que, laissé de vertu, les plaisirs ont charmé,

Je porte le Moly, racine d’excellence.

Par elle je garday qu’Ulysse qui parvint

Aux bors de l’Italie, un pourceau ne devint,

Enchanté par les arts de Circé la sorcière,

Qui dedans un chasteau qu’en France elle a basty.

En divers animaux maint homme a converty,

Ou des Nymphes des eaux elle a charmé naguiere.

Cette Circe a les yeux en désirs éhontez,

Qui au premier regard sont de chacun doublez,

Et Cupidon n’a point d’amorce plus soudaine;

Mais le plaisir passé luy devient odieux,

Les hommes elle rend d’eux-mesmes oublieux,

Qui avec la raison perdent la forme humaine.

Les Nymphes elle sçait par art assujettir,

Mais elle ne les peut en monstres convertir.

Car de leur naturel les Dieux sont immuables ;

Elle se fait pourtant par les Dieux révérer,

Les frappant de sa verge, et les fait demeurer

Par charmes, sur les pieds,plus qu’une roche stable.

De ses illusions je veux l’art déceler :

J’ay faict en eau d’oubly le Moly distiller,

Et par mon art plus fort, je veux le sien défaire.

Je sçay combien elle a de force et de vigueur ;

Mais un bien grand péril plaist après au vaincueur,

Qui s’honore du nom d’un puissant adversaire.

 

Comme Mercure estoit encore en l’air, quelques deux pieds au-dessus de la tête des Nymphes, ayant mis fin à sa chanson, il espandit la liqueur du jus de la racine du Moly, qu’il avoit en une fiole dorée, dessus les testes desNymphes, et la jetta arec telle industrie, qu’elle rejaillit aussi sur les violons, lesquels ne furent pas si tost arrousez de ceste eau, que soudain recommençant à jouer, les Nymphes se prindrent aussi à danser et poursuivre leur Balet comme devant qu’elles fussent enchantées. D’ailleurs, Circé, pensant que Mercure luy feist grand tort et injure d’entreprendre sur son art, se résolut luy faire sentir ce qu’elle sçavoit faire, et le pouvoir qu’elle avoit sur luy et sur la force mesme de son caducée. A ceste cause, sortant de rechef de son jardin, elle courut jusques au milieu de la salle presque avec une furie, passant parmy ceste belle troupe de danseresses, comme elle avoit faict auparavant, et les toucha une seconde fois, ensemble les violons, les remettant en l’estat duquel Mercure les avoit ostez, et se retirant quatre pas en arrière, commença à dire ce qui s’ensuit :
CIRCÉ

L’homme de l’heur qu’il a ne peut vivre content,

Mais avare tousjours plus de bien il attent ;

Son soin ny ses travaux d’un but il ne termine,

Du temps mesme ennuyé, un siècle il s’imagine,

Où sans nul exercice on vivoit otieux,

Quand Saturne regnoit estant bany des cieux.

Le peuple vagabond, poussé de la nature

Comme les bestes sont, prenoit sa nourriture

Des fruits sans cultiver que produisent les bois,

Et n’avoit que ses mœurs pour polices et lois ;

Mais Jupiter chassa ceste morne paresse,

Des hommes domestique, et logea la finesse

Dans leur âme grossière, afin de l’aiguiser

De soin et de labeur, et les feist diviser,

La terre qui estoit de soy-mesme fertile,

Devant commune à tous, qui fut depuis stérile

Sans le soc acéré, qui son sein n’ouvriroit,

Et ses mortels enfans de fruits ne nourriroit.

Lors la Nécessité apprit le labourage,

Et tous les arts après on acquist par usage.

Chacun voulut le gain de son art mesnager,

Et par bienfaicts à soy les autres obliger.

Depuis, l’Ambition, conduicte des délices,

Changea ce premier vivre en mœurs qu’on nomme vices ;

Car du nom de vertus on appelle les mœurs,

Et les façons des vieux, qu’on estime meilieurs ;

Comme si les saisons et les siècles muables

N’estoyent en changement l’un à l’autre semblables.

Toute humaine action procède du désir

Où l’on est incité, ou conduit du plaisir.

Du repos et labeur le plaisir est la guide,

Qui, sur les mouvemens des volontez préside ;

Et l’action qui plaist et s’exerce en commun

Sert de reigle de vie et de loix à chacun.

L’on hait pourtant bientost la coustume présente,

Et des siecles passez tousjours le bruit s’augmente ;

Car l’envie n’a plus sur les deffuncts de lieu,

Et l’homme qui est mort est tenu pour un Dieu.

C’est ce qui rend encor la mémoire honorée

Des hommes qui vivoyent en la saison dorée.

Que l’espace lointain des ans fait admirer

Par regret du passé, et les fait désirer

Par dédain du présent. Ainsi, chacun s’ennuye

Qui voudrait sans mourir tousjours changer dévie,

Changer ses actions, ore à l’oysiveté,

Par inclination de soy-mesme incité ;

Or, qui se plaist, armé de tempeste et de guerre,

Noyer de sang humain l’eschine de la terre ;

En lieu d’antres creusez de mousse tapissez,

Or, qui veut demeurer aux palais lambrissez

D’un plancher estoilé d’or luisant, qui efface

La clairté des flambeaux du ciel qui tout embrasse.

Seule cause je suis de tout ce changement

Qui suit de rang en rang, de moment en moment :

Mon père, sans repos, qui se meut et se tourne,

La fin d’une saison d’un nouveau siècle bourne :

Le Soleil fait tout seul ces âges varier.

Ainsi veut le Destin toutes choses lier :

Et les tristes mortels, par vœux ny par prières,

Ne sçauroyent impetrer des trois sœurs filandieres

D’avancer ou tarder l’ouvrage de leurs mains,

Où, avecques le sort des Dieux et des humains

Elles filent aussi la trame des armées,

Qui volent de bonheur ou de mal empennées.

Les Déesses des eaux ont voulu prévenir

Naguère le Destin, et faire revenir

En France l’âge d’or, où desjà l’édifice

D’un grand temple de marbre on batist à Justice;

Mais plus fermes que n’est un rocher, de son dos

Au rivage estendu qui repoulse les flots,

Je les fay demeurer sur le pied immobile

Plus fermes qu’on ne voit près des murs de Sipyle

Niobé qui ne cesse encore de pleurer,

Qui en heur à Latone osa se préférer.

Je vay emprisonner ce Mercure volage,

Qui vient présomptueux, et d’art et de courage,

Ces Nymphes secourir, et se promet encor

D’avoir quelque pouvoir contre ma verge d’or,

Et rompre mes desseins avec une racine

Qui servit à Ulysse un jour de médecine

Encontre mes poisons. Mais Pallas qui gardoit

Ulysse, et non pas luy, mes effets retardoit.

Seule de tous les Dieux je crains ceste Minerve :

Les hommes de mes arts elle soûle préserve.

Mercure vagabond, muable et insensé,

De soudain mouvement deçà delà poussé,

Sans choix et sans conseil est foible et sans puissance,

Si Pallas ne luy donne advis et asscurance :

Ore qu’outrecuidé cest aide il a quitté,

II est tant seulement plein de témérité,

Vain et présomptueux, et tant s’en faut qu’il puisse

Les Nymphes secourir par le Moly d’Ulysse,

Que luy-mesme il sera de ma verge charmé,

Et le tiendray vaincu dans ma tour enfermé.

Ayant achevé sa harangue, s’approcha de Mercure, qui n’estoit desveloppé de la nuée, et haussant sa verge d’or l’en frappa : lequel n’eut sitost senti le coup, qu’abandonnant son caducée, il ne demeurast enchanté, et ainsi la nuée le porta immobile sur la terre. Puis le prenant par la main, le conduit en son jardin, qui fut suivy par les Nymphes, allans bellement en rang de deux à deux, sans autre mouvement que celuy qui sembloit leur estre donné par la force du sort de Circé ; laquelle estant rentrée dans son jardin, soudain les Nymphes disparurent, sans qu’on peust cognoistre ce qu’elles estoyent devenues. Et à l’instant, la toile qui couvroit le jardin de Cirée tombant, on veit à clair et à descouvert la beauté du jardin délicieux qui brilloit de mille sortes de feux et de lumières. On veit davantage Circé devant la porte de son chasteau, assise en sa majesté, et avec les marques de sa victoire, en tant qu’à ses pieds gisoit couché à l’envers Mercure, qui n’avoit aucun moyen de se mouvoir, sans le congé et permission de l’enchanteresse. Après l’ouverture du rideau, apparut un grand cerf sortant du jardin, qui alla passer devant Circé, suivy d’un chien, et le chien d’un éléphant, l’elephant d’un lyon, le lyon d’un tigre, le tigre d’un pourceau, et le pourceau et autres bestes s’entresuyvans, hommes ainsi transformez par son sortilège et par la force de ses enchantemens.

FIGURE DES SATYRES

Le precedent acte estant finy, le second intermède commença à entrer par l’autre treille. Ce nouveau intermède estoit composé de huict Satyres, sept desquels jouoyent des flustes, et un seul chantoit, qui estoit le sieur de Sainct-Laurens, chantre de la Chambre du Roy. Les accords de ceste musique furent fort agréables tant au Roy, Roynes, Princes et Princesses, que à toute l’assistance ; pour estre l’invention de la dite musique nouvelle et pleine de grande gayeté. Ces Satyres faisans le tour de la salle, continuèrent leur chanson de musique, et à chacun des couplets, une des musiques de la voûte dorée respondoit, comme verrez cy-après :
CHANT DES SATYRES

O Pan, Diane irritée

S’est des forests absentée,

Et tant de Nymphes des bois

Qui souloyent dessous leur dance

Presser l’herbe à la cadance

Des doux accords de leurs voix.

Dessus la lyre d’yvoire

Elles chantoyent la victoire

De Jupiter, Roy des Dieux,

Armé de foudre et d’orage,

Qui meit des Geans la rage

Sous ses pieds victorieux.

Leur bal estoit délectable,

Et leur voix tres-agreable ;

Aussi Phebus la prisoit.

Quand elles chantoyent de France

Les loix, les Roys, l’abondance,

Leurs vers tant plus nous plaisoit.

Le chant qui frappe l’oreille,

La resjouit à merveille,

S’il publie la vertu

D’un Roy, grave de justice,

Qui par ses mœurs a le vice

Non par force combattu.

 

FIGURE DU CHARIOT DE BOIS

Estans arrivez à la treille d’où ils estoyent partis, ils apperçeurent que vers eux s’adressoit un bois de douze pieds de largeur en diamètre, et de trois en hauteur, composé en forme t:t façon d’une grosse motte de terre toute ronde. Autour de ce tertre et motte y avoit à quatre rangs et ordres bien alignez et disposez, de beaux arbres verdoyans, et sur le milieu de la motte on voyoit un petit bout de rocher eslevé, sur lequel y avoit un gros arbre, au milieu des branches duquel s’enlaçoyent et mesloyent les autres arbres, et ainsi unis ensemble faisoient une feuillée fort serrée et plaisante. Tout le dessous estoit de gros gazons verdoyans et pleins de fleurs parmy l’herbe, sur laquelle vous apperceviez des lézards et serpenteaux se trainans, et comme y laissans leur trace. Les chesnes de ce bois estoyent chargés de glands dorez, représentas au vif les naturels ; ce gros arbre estant artificiellement dressé sur le petit rocher, sur lequel quatre Nymphes Dryades, ayans le dos appuyé audit arbre, estoyent assises, vestues à l’antique de toile d’or verte, toute couverte de bouquets d’or et de soye d’Italie ; lesquels signifioient la puissance qu’elles avoyent sur les plantes. Les manches de dessus estoyent de crespes d’or et de soye fort larges, et retroussées jusqu’auprès des espaules ; mais celles de dessous estoyent de pareille couleur que la robbe ; la parure aussi de leurs cols et bras ressentait le bocage, et l’ornement de teste estoit tel qu’on le donne et attribue aux Nymphes, pour estre attournées de fueilles de chesnes et esglantiers en forme de guirlandes, sans que les perles et pierreries y fussent espargnées, ny le crespe d’or et de soye qui voletoit de toutes parts, et faisoit paroistre la magnificence de celle qui représentait ce superbe et excellent Balet. Et d’autant que l’antiquité a creu que ces Nymphes habitoyent ès bois, et qu’elles y presidoyent, aussi avoyent-elles trois bouquets de feuilles de chesne, avec des glands sur leurs testes, et en leurs bras des chapeaux et guirlandes de fleurs comme dessus : le tout fait d’or et de soye. Sur le derrière de l’espaule gauche, chacune d’elles portoit en escharpe une trousse ou carquois d’or bruny, plein de flesches, et un arc tendu en leurs mains, ayans le port et contenance de hardies et pudiques chasseresses.
Dès que ce bois ainsi meublé se présenta à la veue des Satyres, ils changèrent aussitost de chant, et dirent la chanson suyvante, laquelle dura jusques à ce qu’ils furent devant le Roy, sans que la musique de la voûte dorée oubliast son devoir et coustume de respondre avec les voix et instrumens :
SECOND CHANT DES SATYRES

Ces Nymphes à nostrc voix

Sortent maintenant des bois,

Et Diane l’immortelle

De desplaisir ne se celle.

D’une escharpe de cuir blanc

Elle a ceint dessus le flanc

Sa trousse, et dans un bocage

Va chasser un cerf sauvage.

Allez (dit-elle en partant),

Allez, Nymphes, tout autant

Que vous estes à ma suite ;

Allez, Dryades, bien viste.

Allez, ô Nymphes des bois,

Devers l’honneur des Valois,

De qui la grandeur royale

A celle des Dieux s’égale.

 

Ceste compagnie s’estant rendue jusques près de leurs Majestez, les quatre Nymphes représentées par les damoyselles de Victry, Surgeres, Lavernay, Estavay la jeune, damoyselles de la Royne ; celle de Victry seule se levant debout, commença à reciter au Roy les vers suyvants, si distinctement, avec une telle grâce et modeste asseurance, que les doctes assistans, qui jusqu’à cette heure n’avoient eu cognoissance d’elle, jugèrent à l’instant la vivacité de son esprit, capable et susceptible de choses plus hautes et difficiles en toutes sciences et disciplines.
LES DRYADES AU ROY

Ce rameau verdissant, qui en couronne estend

Sa fueille dentelée, et le gland qui nous pend

Sur le front, monstre assez que nous sommes Déesses,

Qui vivons aux forests, des vieux chesnes hostesses,

Esprits francs du trespas, qui tenons le milieu

Dans un corps formé d’air, des hommes et de Dieu.

Ce grand Dieu Jupiter, seul archer du tonnerre,

Qui fait mouvoir les deux et arreste la terre,

Demeurant en repos, tousjours semblable à soy,

Qui crée la matière et ordonne la loy

Au sévère Destin ouvrier de toute chose,

D’ordre continuel que la Parque dispose.

Nous sommes toutesfois sujets aux actions,

Sujets à changement et autres passions.

Par appréhension que les mortels esprouvent

De haine et de désir, par qui les sens s’emouvent

Avec l’entendement de pensers agité ;

Nostre labeur pourtant suit nostre qualité,

Nostre ouvrage est divin, et le mortel s’applique

Au mesnage privé ou à la republique.

 

Mais l’esprit qui de soy veut suivre la vertu.

Par l’image du bien est souvent combattu.,

Qui sans corruption de forme ou de matière,

Se lasche au vice, et perd sa pureté première.

Ce sont ceux que l’on dit qu’on a par art charmez,

Que les sorcières ont dans un cerne enfermez,

Par vœux et par le sang d’inhumains sacrifices,

A fin de les avoir à leurs crimes propices,

Attirez par l’espoir d’un honneur qui est vain.

Que pourroit-on gaigner d’un misérable humain ?

Rien qu’une chose vaine. Ainsi Circé transforme

Les hommes icy près, en figure difforme

D’un tigre, d’éléphant, d’un grand cerf ou d’un ourt

Monstrueux à jamais s’ils n’ont quelque secours.

Les Déesses des eaux de sa verge enchantées,

Sont devant son chasteau sur les pieds arrestées,

Sans aucun mouvement, sans haleine ny voix,

Immobiles ainsi qu’une souche de bois.

Mercure s’est aussi laissé combattre et prendre,

Qui de Circe vouloit les Nayades défendre.

Quiconque de l’espoir vainement se déçoit,

Qui craint, et pour conduite autre conseil reçoit.

Que de son naturel l’innocence première,

Est aisément vaincu des arts de la Sorcière,

Qui dedans son chasteau de plaisir le séduit,

Et des yeux de l’esprit luy sille d’une nuit.

 

Jamais ceste poison d’espérance ny crainte

N’a la vertu du cœur de ces Nymphes desteinte;

L’espérance qui fait brusler de vanité,

Comme la crainte fait geler de lascheté ;

Qui assaillent celuy qui point ne se contente,

De cela que nature en propre luy présente.

Je suis la nymphe Opis, qui mets dans le carquois

De Diane les traits ; je la suy dans les bois

Et conduis avec moy sa troupe chasseresse,

Adversaire d’Amour, des Jeux et de Paresse ;

Ensemble nous allons, afin de requérir

Pan, qu’il vienne avec nous ces Nymphes secourir.

 

La damoyselle ayant parachevé sa harangue, le bois fit un tour devant le Roy, puis lentement s’alla rendre jusqu’au bocage du Dieu Pan ; et aussitost le rideau qui cachoit le bois tomba, exposant à la veue de chacun la beauté merveilleuse de ce pourpris. Pour autant que de ce bocage tous les arbres estoient chargez de lampes ardentes, et eu outre y avoit par cy par là cent flambeaux allumez, qui rendoyent cest ombrage bocageux beau et clair comme le jour mesme. Au milieu d’iceluy estoit le Dieu Pan, assis sur un gazon, devant la grotte que cy-dessus je vous ay effigiée (lequel estoit représenté par le sieur Juvigny, escuyer du Roy, et gentilhomme favori des Muses et de Mars), qui, ayant descouvert les Nymphes des bois approcher son temple, commença en signe de resjouissance pour leur venue, de jouer de son flageolet, duquel il a esté jadis l’inventeur. Ce fut lors qu’on entendit une douce, plaisante et harmonieuse musique d’orgues sourdes. La damoyselle de Victry s’adressant au Dieu Pan, luy parla en ceste sorte :
OPIS DRYADE, A PAN

Pan, qui d’un ferme accord tes Satyres contiens,

Et d’un nœud éternel les elemens retiens ;

Toy qui fais tout changer sans changer de nature,

Donnant incessamment aux choses nourriture,

Toy qui par ordre sçais l’univers disposer,

Et à qui nul des Dieux n’oseroit s’opposer,

Des Nymphes gardien, il n’est temps de te plaire

A sonner de ta fluste en ce bois solitaire.

Ce n’est point Jupiter, ce n’est Neptune aussi,

Ce n’est point un Géant aux combats endurcy,

Ce n’est le noir Pluton généreux de courage,

Roy des peuples damnez qui commande à la Rage,

A Cerbère, à la Mort, à cent monstres divers,

Qui ait de son enfer les abysmes ouvers ;

C’est…. Mais la honte, hélas ! en la bouche me presse

Les lèvres sur les mots ; c’est une enchanteresse.

Circe, pleine d’orgueil, d’envie et de desdain,

Qui dedans ce chasteau que tu vois si prochain,

Ne tient point seulement des Nymphes prisonnières

Qui vivent dans les eaux; mais elle y a nagueres

Mercure aussi mené, où elle tient fermez

Des hommes dans son parc en monstres transformez.

« Il fasche d’estre serf ; mais cette servitude

Qu’on rend à un indigne est plus vile et plus rude ».

Ne souffre du grand Tout, Pan, le maistre et le Roy,

Que ceste Circe gaigne et conqueste sur toy.

Desjà elle s’honore assez de tes trophées,

Puisque dans son chasteau elle retient tes fées,

Elle qui peut vuider par sa magique voix

De Nayades tes eaux, de Dryades tes bois.

Puis ayant finy son dire, Pan se leva, et respondit en ces paroles aux Dryades :
RESPONSE DE PAN

Tay-toy, gaillarde Opis, et toy, léger Satyre,
Cesse de plus enfler ta musette, et va dire
Aux autres, que le jeu dans ces forests espart,
Qu’ils s’assemblent icy maintenant de ma part ;
Et vous, Dryades sœurs, des bois troupe divine,
Ne blêmissez de peur qui vous bat la poictrine;
Asseurez-vous de moy, Nymphes, asseurez-vous.
Que Circe esprouvera le feu de mon couroux.

Et aussitost les Dryades descendirent de leur bois, et se placèrent aux niches qui estoyent à l’entour du Dieu Pan, toutes ayans la face tournée vers la salle ; après les huict Satyres entrèrent aussi au dedans du bois, se couchans sur l’herbe tout autour de Pan, et recommencèrent lors la chanson qu’ils avoyent chantée à leur entrée, et à chacun couplet la musique de la voûte dorée respondoit, et durant ce chant, le bois des Dryades se retira et sortit de la salle.
FIGURE DES QUATRE VERTUS

Ceste harmonie bocagere prenant fin, sortit de l’autre treille une autre troupe, qui estoit le troisiesme intermède composé de quatre Vertus, représentées par quatre filles vestues de bleu céleste, ayans leurs robes chargées d’estoiles d’or bruny ; faisant entendre la perfection de ceux qui accompagnent et suyvent la Vertu. Leur coiffure estoit faicte à arcades d’or et de soye, et au-dessus de la teste voyoit-on trois grandes estoiles reluisantes. La première portait un pillier, l’autre une balance, la troisiesme un serpent, et la quatriesme un vaze ; letout fait d’or bruny. Deux d’entre elles jouoyent de luts, et les deux autres chantoyent, qui donnèrent grand plaisir à la compagnie, pour la douceur de leurs voix excellentes, avec lesquelles ils dirent la chanson suyvante, respondant à icelles la voulte dorée.
CHANSON DES VERTUS

Dieux, de qui les filles nous sommes,
O Dieux, les protecteurs des hommes,
Du ciel avec nous descendez;
Dieux puissans, suyvez à la trace
Les Vertus, qui sont vostre race,
En la France que vous gardez.
Les mortels m’appellent Prudence,
De l’esprit très-seure defence,
Qui prenoit les choses par moy :
Quand du ciel je suis descendue,
Hostesse je me suis rendue
De la raison de ce grand Roy.
Moy, Tempérance modérée,
Royne de la saison dorée,
Je l’ay en naissant allaité ;
Qui, tournant en propre nature
Mon lait, dont il prit nourriture,
Commanda sur la volupté.
Et moy, j’ay sa poictrine empreinte
Du sage mespris de la crainte,
Dès lors que ma main le berça;
Aussi, foudroyant de prouesse,
Avec la fleur de sa jeunesse
Les verds lauriers il amassa.
… pour le droict et le vice
Egaux le loyer et supplice
Dedans sa balance de poix ;
Par luy la France est à cette heure,
De moy, Justice, la demeure,
Et le temple honoré des loix,
Il arme jà sa main sévère
Contre ceste indigne Sorcière
Qui charme du peuple les yeux :
Descends, Pallas, et ne dédaigne
D’estre la fidelle compaigne
De ce Prince victorieux.

 

Puis les Vertus ayans passé par devant le Roy, la Royne mère et les Princes, et faict, comme les autres, le tour de la salle, s’offrit devant elles parla voye de la mesme treille,par laquelle elles estoyent entrées en la salle, un fort beau, riche et magnifique chariot, qui estoit trainé par un grand serpent. Ce chariot estoit hault sur le devant de quatre pieds, sur le milieu de huict et sur le derrière de dix-huict, estoffé et revestu tout à son tour de trophées d’armes, de livres et instrumens de musique, et tout relevé d’or et d’argent bruny ; et entre les trousses et trophées voyoit-on bon nombre de visages et masques donnans grâce à toute la manufacture. Sur le derrière et au plus haut de ce char triomphant, estoit mademoiselle de Chanmont, représentant la Déesse Minerve, vestue d’une robbe de toile d’or avec son corcelet de toile d’argent, au milieu duquel et devant et derrière estoit effigiée la teste effroyable de Méduse, faicte d’or bruny ; la salade et habillement de teste de toile d’argent, et enrichi d’une infinité de pierreries et perles d’inestimable valeur. Sur le derrière du timbre y avoit un pennache embelli de plumes d’aigrette. La Déesse portoit en la main droite sa lance toute dorée, et en la gauche l’escu et pavois où estoit encore peinte la teste de la Gorgone Méduse, d’or et d’argent bruny. Tout à l’entour du chariot y avoit cent flambeaux de cire blanche, qui donnoient merveilleux lustre à l’ouvrage ; mais plus estoit-il illustre par la grâce et gravité de cette damoyselle, laquelle ne dementoit en rien ce qu’on donne île majesté à Minerve, et la nature mesme sera bloit avoir pourveu ceste damoyselle de ses plus riches et rares thresors. Les quatre Vertus voyans venir Pallas, soudain se meirent deux d’elles de chacun costé du chariot, lequel entrant dans la salle traisné par ce grand serpent, s’en alla tout bellement jusques à l’escalier où estoit le Roy. Et ce pendant la musique de la voulte dorée, composée d’instrumens et de toutes voix ensemble, commença ainsi que s’ensuit, avec une telle douceur et harmonie, que les assistans, comme estonnez, pensoyent ouyr, à l’arrivée de cette Déesse, quelque partie de la mélodie harmonieuse des cieux.
FIGURE DU CHARIOT DE MINERVE

Ce char, arrivé devant le Roy, et la musique finie, Pallas, se levant debout, s’adressa au Roy et d’une voix grave, haute et intelligible, prononça ce qui s’ensuit :
MINERVE AU ROY

Du chef de Jupiter je sortis toute armée,

Quand la teste on luy eut d’une hache entamée ;

De son divin cerveau ce grand Dieu m’enfanta,

Et luy-mesme en ses bras au plus haut me porta

De l’Olympe estoilé, où je prins nourriture,

Et pour m’accompagner il me laissa Mercure.

De fort rares presens je reçeuz de sa main,

La raison qui régit l’esprit doux et humain,

Et des vistes pensers il me donna la bride,

Dont sur l’entendement des hommes je préside.

A Mercure il donna pareillement les Sens,

Freres aylez au dos, plus légers que les Vents,

Incertains comme luy, muables et volages,

Qui poussent ça et là le désir des courages,

D’imaginations menant la volonté,

Tantost à la vertu, tantost à volupté.

Ceux qui à la vertu par maint labeur parviennent,

Tousjours en asseurance avecque moy se tiennent ;

Des autres qui, sans moy, ont les plaisirs suivy,

Le penser est d’espoir et de crainte ravy,

Qui sans guide courans du chemin se desvoyent,

Et au gouffre profond des délices se noyont,

Sans mourir toutesfois, car l’esprit ne meurt pas.

Qui meurt en une vie et vit en un trespas

Privé de jugement, sous la chaisne cruelle

Du plaisir qui l’esprit sans raison ensorcelle ;

Tels sont ceux-là qu’on dit que la Circe conduit

Chez elle, et de pensers vainement les séduit.

 

Or Mercure, voyant des Nymphes séparées

Qui s’estoyent au chemin de la Circe esgarées,

Téméraire, sans moy, du ciel est dévalé,

A fin de reformer leur corps ensorcelé :

Où luy-mesme deçeu de sa vaine prudence,

Voit que sans la raison bien peu sert l’éloquence

Et le mieleux parler dont il s’estoit armé,

Luy-mesme demeurant en ce palais, charmé.

Grand Roy, le sang des Dieux, Dardanienne race,

De qui sur les cheveux la fleur du ciel s’enlace,

De qui le sceptre d’or des astres est venu,

Sceptre que Jupiter en ses mains a tenu,

Circe, en France, aujourd’huy, reste seule à combattre ;

D’autres chasteaux pareils jà tu m’as fait abattre :

Je t’oy jà m’appeler; je vay, pour te servir,

Chasteaux, charmes, liens, à la Circe ravir.

Puis ayant finy son propos, son chariot ayant fait un tour s’arresta au milieu de la salle, où, avec une triste et hautaine contenance, elle commence à lever les yeux vers la nuée, et à invoquer Jupiter en ces mots :
MINERVE A JUPITER

Descends, Père, icy-bas, qui nages dans les flots

De la nue argentée, où je te vois enclos,

Regarder les mortels ; fay, Père, qu’elle s’ouvre,

Et flamboyant d’esclairs ton visage descouvre.

Je sçay que je pouvois seule sans t’appeler,

Seure de la victoire, en .ce combat aller,

D’une targe d’acier double sept fois, armée,

Qui du poil venimeux de Méduse est semée :

Cheveux faits de serpens, et du regard fatal

Des yeux elle empoisonne et trempe ce métal,

Faisant glacer le corps en une pierre dure

De celuy qui la voit, sans changer de figure.

Mais ce faictcst aux Dieux et aux hommes commun.

Et tu es, Jupiter, droicturier à chacun ;

Car celuy qui n’a point de cause en la querelle,

Mérite contre luy qu’après on se rebelle,

Combien qu’il ait vaincu, et que ses ennemis,

Fléchissant les genoux, à luy se soyent sousmis.

Tu as de l’univers tout seul pris la defence,

Et celuy commettroit indignement offence,

Présomptueux d’orgueil, qui te voudroit aider,

Comme si tu n’estois puissant pour le garder.

Tu sais bien (car la nuict rien à tes yeux ne cache)

Que Circc n’a jamais de mal faire relâche,

Par l’horreur de ses mots de charme envenimez ;

Tonne d’en haut pour moy de tes traits enflammez,

De ta foudre meurtrière empenne un noir orage

Et du lieu diffamé les fondements saccage.

 

Après laquelle prière on ouit aussitost, audessus des nues, un grand bruit et son de tonnerre, qui continua longuement ; quand cessé, on apperçeut la nue s’abaisser, et petit à petit descendre en bas, de sorte qu’il sembloit que ce fust une fumée, tant la feinte estoit bien dressée ; et durant ceste descente la musique de la voûte dorée commença à chanter avec nouveaux instrumens, et differens des precedens, la plus docte et excellente musique qui jusques alors eust esté chantée et ouye, comme se cognoistra par la note suyvante.

La musique fut chantée en la voûte dorée, pendant que Jupiter descendoit, où ils estoyent quarante musiciens, voix et instrumens.
La musique finie, le sieur de Savornin (qui est au Roy, pour estre doué de beaucoup de bonnes parties, et principalement très-excellent au chant et en la composition des airs de musique), représentant Jupiter, s’apparut en la nuée, vestu d’un habillement de toile d’or ; ses brodequins estaient de cuir doré, et son manteau de satin jaulne chamarré de franges d’or, doublé de camelot d’or ; portant en une main son sceptre, en l’autre la foudre effroyable, et en sa teste une belle couronne, le tout fait d’or bruny. A travers de son corps, il estoit paré d’une riche escharpe reluysante comme le soleil pour les perles et pierreries dont il estoit couvert, et entre ses jambes une grande aigle d’or bruny, et estant encore en la nuée chanta ces vers :
CHANT DE JUPITER

En ta faveur, je viens icy des cieux;

Je suis du monde, ô Pallas, soucieux ;

D’un œil veillant dessus tout je regarde,

Dessus les Dieux dedans le ciel enclos,

Sur les mortels qui vivent sans repos,

Et sur l’enfer dont Pluton a la garde.

Tout ce qui vit de corps et sentiment,

Sujet tousjours à divers changement,

En un estat durable ne demeure ;

La liaison s’en corrompt et desfait,

Et sans périr par après se refait

Et prend de moy une vie meilleure.

Tant de mortels en monstres enchantez,

Nymphes et Dieux que Circe a surmontez,

Doivent reprendre une forme plus belle,

Quand ils auront retrouvé la raison,

Sans craindre plus d’une indigne prison

Les durs liens, ny qu’on les ensorcelle.

Chère Pallas, fille, regarde-moy ;

Demeure icy, tu es sœur de ce Roy,

Ce Roy, mon fils, fleur du sceptre de France.

Fay des regards de Méduse changer

Ses ennemis et son peuple ranger

Sous sa loy juste, humble d’obéissance.

Le nuage ayant porté à terre Jupiter, remonta aussitost, et Pallas descendant de son chariot, qui en un moment se retira hors de la salle, Jupiter et elle, estans sur pieds, furent de compagnie au bois du Dieu pastoral Pan ; lequel s’esjouïssant de leur arrivée, se meit à jouer de son flageol à sept tuyaux, et feit aussi sonner les orgues sourdes avec une nouvelle musique, et ceste harmonie estant finie, Minerve commence à parler au Dieu Pan en ceste sorte :
MINERVE AU DIEU PAN

Pan, que sert que tu as en ta garde et puissance

Ce que le ciel enclost, puisque par nonchalance

Tu laisses tout ravir ; que tu souffres et vois

Circe qui se rempare au milieu de tes bois?

Qui les Nymphes des eaux à ta garde commises,

Fait d’un charme arrester, par le chemin surprises?

Elle, Nymphe, qui n’est en rien pareille à toy,

Plante aux bouches de tous un grand renom de soy,

Pan, injuste, cruel, remply d’ingratitude,

Depuis qu’elle retient Mercure en servitude.

Ce Dieu, qui fut berger, reposoit au coupeau,

Du haut mont de Cyllene, et paissoit un troupeau.

Quand seule il apperçeut l’Oreade Driope,

Qui de jaunes cheveux avoit le chef doré;

D’elle tout aussitost il fut énamouré :

Driope te conçeut de Mercure ton père.

 

Et peux-tu, toy des Dieux éternel vitupère,

Blasme du sang du ciel, peux-tu, devant tes yeux,

Souffrir sans ton secours qu’on offense les Dieux?

Qu’un public deshonneur, une magicienne,

Ton père prisonnier indignement retienne ?

« Souvent l’opinion, que le vulgaire bruit,

« Semé un brave renom, ou du tout le destruit.»

Tu as esté par tous en force redoutable :

Si tu veux que l’honneur de ton nom soit semblable,

Il faut en mesmes faits avoir le mesme cœur,

Et ne le laisser point desarmer de vigueur.

« Les actes violents d’une chaude jeunesse

« Ne sont point estimez pour vertu ny prouesse ;

« C’est du temps advenir l’espoir verd qui fleurit,

« Et fleurit, si le temps en fruit ne le meurit. »

 

RESPONSE DE PAN A MINERVE

Fille de Jupiter, Déesse courageuse,
Tant de vertu te fait des autres dédaigneuse ;
Ne me reproche rien : je ne me suis caché,
Quand de monter aux cieux les Geans ont tasché.
La gloire incessamment de courage m’anime ;
« Mais pour mal conseillé cestuy-là on estime,
« Qui se hasarde eu vain. » J’ay veu Circe arrester
I.es Nymphes et Mercure enchantez rapporter :
J’eusse voulu en vain courir à leur défense.
Aux Parques il ne fault faire de résistance;
Nul ne peult, sinon toy (car je sçay le Destin),
Mettre les arts de Circe et ses charmes à fin.


Puis sortit de cebois,suivy de ses huict Satyres, chacun desquels portoit un gros baston noüailleux et espineux, et se présentant ceste troupe au milieu de la salle vers le Roy, après avoir fait une grande et humble révérence à Sa Majesté, commença à s’acheminer au petit pas vers le jardin de Circé. Et après eux marcha Minerve, ayant à chacun de ses costez deux des quatre Vertus, et puis Jupiter tout seul, nyant derrière lui les quatre Dryades de front. De sorte que cette troupe représentait la figure d’un brave bataillon et ost de soldats allans à l’assaut, et à la ruine du jardin de Circé, pour en délivrer les Nayades et Mercure enchantez. Estans ainsi approchez jusqu’à la porte du jardin, Circé les ayant descouverts, se douta aussitost de ceste entreprise, à laquelle elle délibéra de s’opposer vertueusement : et parce, comme les assaillans cuiderent gaigner la porte, elle haulsa sa verge d’or d’une main et de l’autre sonna une cloche qui estoit à la tour de son chasteau. Et n’eut pas sitost fait resonner cest airain, qu’on ouit au dedans un si estrange bruit, aboyement et mugissement tant de chiens, loups, ours, lions, que d’autres infinies sortes d’animaux, que le chasteau sembloit fondre et vouloir abysmer, on tomber tout à l’heure sur la teste de ces assaillans : et ce bruit furieux appaisé, l’enchanteresse s’estant hardiment advancée jusques à la porte de son jardin, haulssa sa voix de telle sorte que chacun pouvoit entendre, pour accuser les Dieux et Déesses d’envie avec tes vers qui s’ensuivent.
CIRCÉ

Tu vois doncques venir, à ce coup conjurez,.

Ceux qui logent au ciel dans les astres dorez,

Et qui s’arment la main de flamme criminelle,

O Circé, contre toy, Circé, Nymphe immortelle ?

Non, non, je n’ay de peur mon estomach caché

D’un bouclier, où le chef de Méduse attaché

Fait soudain transformer les ennemis en roche ;

Je ne le voudrois pas, car c’est une reproche

Qui rend par tout le nom de celuy diffamé,

Qui se monstre au combat à l’avantage armé.

Si je veux assaillir, ou si quelqu’un m’offence,

En moy tant seulement je cherche ma defence.

Ce Dieu au char doré, de qui le front reluit,

Couronné de rayons, et par ordre conduit

Le bal perpétuel des estoiles rangées,

Qui fait couler les ans par les saisons changées,

Qui fait de son flambeau tout le ciel s’allumer,

Et peut de Jupiter les flammes consommer :

Ce Soleil tout puissant que nature révère,

Qui meut cest univers, Soleil qui est mon père,

Et au monde qui vit donne l’âme et vigueur,

Ne me fait point geler la crainte dans le cœur.

 

Aussi peux-je changer des grands fleuves la course,

Et les faire heurter les roches de leur source

De leur front escorné, et la Lune en ces bois

Noircissant la mi-nuict s’est plongé mainte fois

Quand je l’ay commandé, ayant la face teinte

De honte, en rougissant, en pâlissant de crainte.

Je vous peux, s’il me plaist, je vous peux résister.

Dy-moy qui te changea tant de fois, Jupiter,

En aigle et en taureau, en satyre et en cygne?

Confesse-le, vaincueur. Il n’est astre ny signe

Qui luise dans le ciel de chaleur animé,

Que je n’aye son corps en estoile formé.

Je vous resisteray ; que si la destinée

A de ma verge d’or la force terminée,

Ce n’est en ta faveur, Jupiter, ne le croy :

Et si quelqu’un bientost doit triompher de moy,

C’est ce Roy des François, et faut que tu luy cèdes,

Ainsi que je luy fais, le ciel que tu possèdes.

 

Ceste harangue fîere et pleine d’arrogance irrita davantage la compagnie contre elle ; si bien que le Dieu Pan, suivy de ses Satyres, tout despité, commença d’assaillir furieusement la porte du jardin,prison des Nayades. Et Jupiter, d’ailleurs, d’une face courroucée et visage sourcilleux, tenant son sceptre dans sa main et le foudre dans l’autre, avec une aigre parole menaça Circé de la traitter de mesme sorte comme il avoit fait Phaëthon, son frère ; pour laquelle encore espouvanter, les Nymphes Dryades faisoyent semblant de vouloir décocher leurs arcs contre elle. Ce neantmoins, Circé, sans s’espouvanter ny des menaces de Jupiter et des Nymphes, ny des effets de Pan, deffendoit tousjours l’entrée du jardin avec sa verge ensorcelante, laquelle perdoit peu à peu sa vertu par l’effort de Minerve : avec lequel ayant enfoncé la porte, elle passa depuis au travers du jardin suivie de Jupiter, qui, d’abordée, frappa Circé de son foudre, de manière qu’elle cheut à terre comme hors de tout sentiment ; dont Jupiter ayant eu pitié, la releva par après. Mais Pallas ne voulant perdre le prix de la victoire, alla incontinent s’emparer de la verge, par la vertu de laquelle tant de choses merveilleuses avoyent esté exécutées et mises à fin. Et pour rendre sa victoire plus glorieuse et honorable, ayant prins Circé par la main, la conduit elle-mesme hors du jardin, puis l’amena au petit pas faire un tour tout le long de la salle, estant tousjours accompagnée des quatre Vertus, et suivie de Jupiter, qui conduisoit par la main Mercure desenchanté. Ceux-cy avoient encore à leur suitte le Dieu Pan, accompagné de ses Satyres et des Dryades qui suivoyent les dernières. Minerve, estant en la présence du Roy, luy fît présent de sa verge d’or et de Circé ; laquelle, comme vaincue et despouillée de sa force, se vint asseoir au bas du lieu où estoient les Princes. Et après Jupiter présenta au Roy ses deux enfans, Mercure et Minerve, qui s’allèrent jetter aux pieds de Sa Majesté, faisans paroistre qu’ils cedoyent à ce grand Roy en puissance de commander, en sagesse pour gouverner, et en éloquence pour attirer les cœurs des hommes les plus esloignez du devoir : toutes lesquelles vertus et puissances il auroit acquises par les sages conseils, instructions et conduites de la Royne, sa mère ; laquelle est d’autant plus grande sur toutes les Princesses qui porteront oncques couronne, qu’elle est mère d’un si grand Roy, qui n’a accustumé de cacher les obligations si grandes, et générales et particulières, qu’elle a acquises sur luy. D’autre costé, Pallas céda l’honneur de pudicité, d’industrie et de gravité royale à la Royne, espouse de Jupiter de France, pour seconder les vertus de son mary et estre (comme elle est) des plus louées et admirées Princesses de la terre. Après l’accablement de Circé, les quatre Dryades se remettent en leurs niches, Pan et ses Satyres rentrèrent dans leur bois, et la salle demeura vuide. Lors les assistans avec silence attendans s’il y avoit quelque cas de rare qui restast pour la fin du Balet, les violons recommencèrent à sonner une fort belle entrée, au son de laquelle les Dryades se levèrent et sortirent de leurs niches, pour se présenter en front au milieu de la salle; puis tournans le dos au Roy, s’en vont en dansant vers le jardin, comme asseurées de la délivrance des Nayades, pour lesquelles Jupiter et Pallas avoient tant travaillé contre Circé, envieuse du bonheur d’une si belle et saincte compagnie. Comme elles regardoient vers le jardin, voicy les Nayades desenchantées, lesquelles, à l’improviste et sans qu’on y pensast, se monstrerent au dedans du jardin, comme si elles fussent tombées des nues, ou sorties en un instant des profonds cachots de la terre; puis allèrent deux à deux en ordre jusques au milieu de la salle. Au premier rang marchoit la Royne, tenant par la main madame la Princesse de Lorraine, vraye héritière de la bonté, pieté et douceur de feu madame Claude de France, fille et sœur de nos Roys, sa mère : la mémoire de laquelle sera tousjours honorée en ce Royaume, envers toutes personnes qui font profession de la vertu et de l’honneur ; les autres venoient aussi après deux à deux, chacune en son ordre, et sortans du jardin furent de front au-devant des quatre Dryades, qui se joignirent avec elles. Ce fut alors que les violons changèrent de son et se prindrent à sonner l’entrée du grand Balet, composé de quinze passages, disposez de telle façon, qu’à la fin du passage toutes tournoient tousjours la face vers le Roy; devant la Majesté duquel estant arrivées, dansèrent le grand Balet à quarante passages ou figures géométriques, et icelles toutes justes et considérées en leur diamètre, tantost en quarré, et ores en rond, et de plusieurs et diverses façons, et aussitost en triangle, accompagné de quelque autre petit quarré, et autres petites figures. Lesquelles figures n’estoient sitost marquées par les douze Nayades, vestues de blanc (comme il a esté dit), que les quatre Dryades habillées de verd ne les veinssent rompre : de sorte que l’une finissant, l’autre soudain prenoit son commencement. A la moitié de ce Balet se feit une chaine, composée de quatre entrelacemens différons l’un de l’autre, tellement qu’à les voir on eust dit que c’estoit une bataille rangée, si bien l’ordre y estoit gardé, et si dextrement chacun s’estudioit à observer son rang et cadence; de manière que chacun creust qu’Archimede n’eust peu mieux entendre les proportions géométriques, que ces Princesses et dames les pratiquoyent en ce Balet. Et afin qu’on cognoisse de combien de diversitez de sons il falloit user, les uns graves, les autres gais, les uns en triple, les autres pour un pas doux et alcnti, je les ay voulu aussi exprimer, pour ne laisser rien de manque et imparfaict au discours de tout ce qui s’est passé, comme verrez cy-après.
Ce Balet parachevé, les Nayades et Dryades ieirent une grande révérence à Sa Majesté : et de ce pas la Royne approchant du Roy, son seigneur, le prit par la main, et luy feit présent d’une médaille d’or, où il y avoit dedans un Dauphin qui nageoit en la mer : lors chacun print pour augure asscuré de celuy que Dieu leur donnera pour le bonheur de ce royaume.

A l’exemple de la Royne, toutes les autres Princesses, dames et damoyselles, furent aussi, chacune selon leur rang et degré, prendre les Princes, seigneurs et gentilshommes que bon leur sembla ; à chacun desquels elles feirent leur présent d’or, avec leurs devises, toutes choses de mer ; d’autant qu’elles representoient les Nymphes des eaux, ainsi que vous verrez cyaprès :

Madame la Princesse de Lorraine donna à Monsieur de Mercur, la Sereine.

Madame de Mercur à Monsieur de Lorraine, le Neptune.

Madame de Nevers à Monsieur de Guyse, le Cheval marin.

Madame de Guyse à Monsieur de Genevois, l’Arion.

Madame d’Aumale au Marquis de Chaussin, la Baleine.

Madame de Joyeuse au Marquis de Pont, le Physeter, un monstre marin.

Madame la Mareschale de Kez à Monsieur d’Aumale, le Triton.

Madame de Larchant à Monsieur de Joyeuse, la branche de corail.

Madame de Pont à Monsieur d’Espernon, l’huistre à l’escaille.

Madamoyselle de Bourdeille à Monsieur de Nevers, le Xiphias, poisson qui a l’espée au nez.

Madamoyselle de Cypierre à Monsieur de Luxembourg, l’escrevice.

Voilà les presens faits par les Nymphes des eaux. Les quatre Dryades, Nymphes des bois, donnèrent, à sçavoir :
Madamoyselle de Victry à Monsieur le Bastard, un hibou.

Madamoyselle de Surgeres au Comte de Saulx, le chevreuil.

Madamoyselle de Lavernay au Comte de Maulevrier, le cerf.

Madamoyselle de Stavay au Comte de Bouchaige, le sanglier.

La Circé à Monsieur le Cardinal de Bourbon, le livre.

Avec cest ordre et ordonnance elles meinent les Princes pour dancer le grand Bal
La Minerve à la Royne, mère du Roy, l’Apollon.

, et iceluy finy, on se meit aux bransles et autres dances accoustumées es grands festins et esjouïssemens. Ce qu’estant achevé, les Majestez des Roy et Roynes se retirèrent estant desjà la nuict fort advancée, veu que ce Balet comique dura depuis les dix heures du soir, jusqu’à trois heures et demie après minuict, sans que telle longueur ennuyast ny despleust aux assistans ; tel estoit et si grand le contentement de chacun, voyant principalement une si haute, excellente, grave et souveraine dame, faire tant d’honneur à ses sujets, que de s’abaisser jusqu’à se rendre compagne des jeux faicts pour la resjouir, et se présenter en public ; afin que tous cognussent que nos Roys et Roynes, comme ils commandent sur un peuple franc, aussi le traittent-ils franchement, et avec toute douceur, franchise, communication et courtoisie.

Le lendemain du bal, le lundi 16 octobre, à huit heures du soir, les fêtes se poursuivirent dans les jardins du Louvre avec un combat en quatorze Blancs et quatorze Jaunes.
Le lendemain, il y eut, dans les jardins des Tuileries, combat à la pique, à l’estoc, à la lance, à pied et à cheval.
Les fêtes se terminèrent par un feu d’artifice. Le feu prit aux décorations du ballet, et les machines s’envolèrent en fumée.
On ne sait quelles gratifications reçurent les principaux créateurs du ballet : Beaujoyeulx, Beaulieu, Patin, La Chesnaye. Ronsard et Baïf reçurent chacun deux mille écus, Desportes reçut le canonicat de Chartres.


On trouve une relation détaillée dans l’Histoire de l’Opéra en France :

En ce tems-là on faisoit des Ballets à la Cour de France où l’on mettoit des récits & des dialogues en plusieurs parties , mais ils étoient très-informes , & sans règles ni mesures. Le premier où le bon goût commença à paroître, fut le Ballet qui fut dansé en 1581, de la compofition d’un certain Italien nommé Balthasarini, c’étoit un des meilleurs violons de l’Europe, que le Maréchal de Brissac étant Gouverneur du Piémont envoya à la Reine-mère Catherine de Médicis, avec toute la bande de violons dont il étoiy le chef. La Reine en fit son valet de Chambre , & ce Balthasarini , prenant le nom de Beaujoyeux, se rendit si illustre à la Cour, par ses inventions de Ballets , de Musique , de Festins & de représfèntations, que l’on ne parloit que de lui. Il fit le Ballet des Noces du Duc de Joyeuse avec Mademoiselle de Vaudemont, sœur de la Reine, & ce Ballet fut publié sous le titre de « Ballet Comique de la Reine fait aux Noces de Monsieur de Joyeuse & de Mademoiselle de Vaudemont sa sœur , par Balthasar de Beaujoyeux , valet de Chambre du Roy & de la Reine sa mère.
Un des Poètes de la Cour fit ces vers à sa louange :

« Beaujoyeux qui premier des cendres de la Grèce
Fais retourner au jour le dessein & l’adresse,
Du Ballet composé, en son tour mesuré ,
Qui d’un esprit divin toi-même te devance,
Géomètre inventif unique en ta science,
Si rien d’honneur s’acquiert, le tien est affûté. »

Beaulieu & Salmon, Maîtres de la Musique du Roy Henry III, l’aidèrent en la composition des récits & des airs de ce Ballet ; La Chefnaye, Aumônier du Roy , fit une partie des vers, & Jaques Patin, alors Peintre du Roy le servit pour les décorations.
Voici ce que rapporte le Journal d’Henry III au sujet de ce mariage : « Le 18 Septembre 1381, le Duc de Joyeuse & Marguerite de Lorraine, fille de Nicolas de Vaudemont & sœur de la Reine, furent fiancés en la chambre de la Reine, & le Dimanche suivant 14, furent mariés à trois heures après midy, en la Paroisse de S. Germain l’Auxerrois ; le Roy mena la mariée au Moustier, suivie de la Reine, Princesses & Dames, tant richement & pompeusement vêtues, qu’il n’est mémoire en France d’avoir vu chofe si somptueuse. Les habits du Roy & du Marié étoient semblables, tant couverts de broderies & pierreries, qu’il n’étoit pas possible de les estimer ; car tel accoustrement y avoit, qui coutoit dix mille écus de façon, & toutefois aux dix-sept festins qui de rang & de jour à autre par l’Ordonnance du Roy depuis les Noces , furent faits par les Princes & Seigneurs , parens de la Mariée , & autres des plus grands de la Cour, tous les Seigneurs & les Dames changèrent d’accoustrement , dont la plupart étoient de drap d’or & d’argent, enrichis de passemens, guiperies, recarures, & broderies d’or & d’argent , & pierreries en grand nombre, & de grand prix : La dépense fut si grande, y compris les tournois, mafcarades, présens, danses, musiques, livrées , etc. que le bruit étoit que le Roy n’en avoir pas été quitte pour douze cens mille écus. »

Pour en savoir plus

Le Magazine de l’opéra baroqueEditorial – mai 2002
Ars Magna Lucis  http://arsmagnalucis.free.fr/ballet_comique.htm

Festival d’Avignon – 1972 – dir. Ravier
Les origines de l’Opéra et le ballet de la Reine (1581) – Ludovic Celler – Paris, Librairie Académique – 1868